J’ai été contacté récemment par une journaliste de l’hebdomadaire Moustique (l’hebdo qui pique !) pour parler de l’affaire de cette psychiatre française qui a été condamnée il y a quelques semaines après le meurtre commis par un de ses patients. Vous trouverez ci-dessous la discussion que j’ai eue avec la journaliste (dont j’ai oublié de noter le nom :s).

Petit retour sur l’affaire : durant la période 2000-2004, M. Gaillard a été à plusieurs reprises hospitalisé au sein du service de la psychiatre Danièle Canarelli. En 2004, 20 jours après sa sortie de l’hôpital, il tue à coups de hachette le compagnon de sa grand-mère. Déclaré innocent, les enfants de la victime portent plainte contre l’hôpital qui l’a laissé sortir et contre la psychiatre. L’hôpital sera condamné pour négligence et la psychiatre vient d’être condamnée à 1 an de prison avec sursis pour homicide involontaire.

Le « Moustique » m’appelle pour parler de ce qu’est le boulot de psychologue/psychiatre et des limites de notre métier. Peut-on prévoir la dangerosité d’un patient ? Que m’évoque cette affaire ?

La psychiatre Danièle Canarelli

La psychiatre Danièle Canarelli


Moustique: « Quel est le boulot du psy avec des patients psychotiques ? »

Notre rôle est d’accompagner le sujet, de se mettre de son côté vis-à-vis des difficultés et impasses qu’il rencontre. Nous avons à « être là », surtout dans les moments de passage qui sont des moments de fragilité. Notre travail implique évidemment d’éviter le passage à l’acte mais notre action comporte le plus souvent d’agir sur ses conditions de survenue. J’ai pu constater que souvent le sujet lui-même a envie d’éviter le passage à l’acte, même si ça lui semble irrépressible. Parfois, cela prend la forme d’un « si vous ne faites rien, je vais faire ça ! » Intervenir, c’est parfois aider le patient à se mettre à distance de ce qu’il vit comme persécuteur, voir avec lui s’il est possible d’interpréter autrement les évènements qui lui arrivent, etc.

« Comment sait-on qu’un patient est dangereux ou non ? »

Les cas les plus clair sont ceux des passages à l’acte annoncés. Il est déjà arrivé qu’un patient me dise qu’il a un projet s’apparentant à un meurtre de masse « pour qu’on se rende compte de ce que j’ai subi, pour qu’on me prenne au sérieux ! » Ce genre de phrase est effectivement à prendre au sérieux et nous avons trouvé ensemble une manière de se faire entendre sans passer par le pire.

Dans d’autres cas, le projet est caché ou bien le sujet ne se l’est pas encore formulé. Il y a néanmoins des choses qu’on peut pré-dire en suivant la logique du cas. On trouve le point où le sujet lâche l’Autre ou se sent lâché par l’Autre. Nous remarquons que souvent le passage à l’acte violent est en fait une réponse à ce qui est vécu comme violent de la part de l’Autre. Les points d’énigme, de perplexité, les mots qui font points de rupture sont aussi à repérer. Il n’y a pas toujours irruption soudaine de quelque chose, il faut parfois repérer les petits détails dans le discours de la personne qui sont hors-sens, hors-dialectique, repérer les moments où le discours se rompt, où surgit une signification personnelle, un début de délire. Par exemple, Andras Breivik, qui a tué plus de 77 personnes en Norvège en 2011, a dit lors de son procès « on veut nous laver le cerveau ! », et c’est en « grand nettoyeur » qu’il est passé à l’acte (J-M Josson, 2013). C’est le genre de certitude qu’il faut prendre au sérieux lorsqu’ils surgissent. Ces éléments sont propres à chaque patient et donc difficilement généralisables. C’est dire l’importance du dialogue avec ces sujets afin de trouver les points de rupture dans la trame de ce qui les portait jusque là. Ceci implique qu’il faut réussir à situer les points d’appui du sujet, qui peuvent d’ailleurs être de petites choses, une place sociale, un idéal, rien qu’un mot parfois -et repérer quand ils sont mis en difficulté.

C’est dans ces moments que les institutions-carrefours sont essentielles, des lieux qui soient prêts à accueillir le sujet au moment où quelque chose devient insupportable pour lui. Malheureusement, les lieux où loger la folie sont de plus en plus mis à mal : il manque cruellement de places d’hospitalisation, la standardisation des pratiques et une rigidification des conditions d’accès entraînent une difficulté pour accueillir ce qui sort du cadre, etc. Aujourd’hui, la volonté politique est plutôt de construire des prisons, où effectivement nous trouvons la folie aujourd’hui. Ou elle se retrouve dans la rue, avec toutes les questions d’insécurité qui en découlent.

« Quelles sont les limites du travail du psy, notamment en ce qui concerne la dangerosité des patients ? »

Bien souvent, la folie vient se loger dans les failles de la société et les grands crimes populaires les mettent à l’avant-plan. Pour utiliser le terme de l’anthropologue Marcel Mauss, cité par  Jacques-Alain Miller, “un grand crime populaire est toujours un fait social global” (un fait qui met en branle la totalité de la société et ses institutions). A cet égard, l’affaire Dutroux est emblématique car elle a mis en lumière certaines failles dans l’édifice belge, l’impuissance de l’État à protéger ses citoyens, l’insuffisant suivi des délinquants, les conflits police/gendarmerie, etc.

Mais si ces affaires donnent une idée de ce qui peut être amélioré dans les rouages de la société, ne nous voilons pas la face : il n’y aura jamais de « grand Autre » idéal qui puisse empêcher à tous les coups l’émergence de l’horreur. Et si nous devons sans cesse améliorer notre connaissance et notre savoir-faire, il n’y aura jamais un savoir absolu qui permettra de prédire sans reste les actes d’un sujet, sauf à le considérer comme un robot.

Il y a ce qu’on peut prévoir et ce qu’on ne peut pas : une certaine contingence, le hasard des rencontre, le choix du sujet, … Quand la psychose mène au crime, cela peut être d’une manière totalement déconnectée du sujet. J’ai eu par exemple un patient me disant qu’il avait commis un vol « comme ça, sans raison ». Un autre, inculpé pour meurtre, ne pouvait absolument rien dire de ce qu’il avait fait et attendait même du procès qu’il lui restitue ce qui s’était réellement passé. Il semble d’ailleurs que le patient du docteur Canarelli évoquait une amnésie relative à ses précédentes agressions. Et il faut noter parfois le caractère absolument dérisoire des motivations d’un passage à l’acte violent pour certains patients : il suffit parfois d’un regard, d’un manque de respect… Il arrive aussi souvent qu’un patient cache son délire, de peur qu’on le prenne pour un fou par exemple. Il faut beaucoup de patience pour obtenir sa confiance et qu’il puisse évoquer ce qui l’agite.

« Que pensez-vous de l’affaire de cette psychiatre condamnée en France ?  »

Je ne connais pas assez l’affaire pour me prononcer sur le cas de cette psychiatre, qui a fait appel. En attendant les prochaines décisions de Justice, je remarque deux éléments importants qui apparaissent en filigrane.

Notre société questionne régulièrement le psychiatre comme « expert de l’être humain ». Or, dans cette affaire, on touche justement aux limites de l’être humain et donc aux limites de la psychiatrie elle-même. Une certaine idéologie aujourd’hui tend à faire disparaître le paradoxe, l’incertitude : un mot devrait s’égaler à une chose, une cause amener une conséquence de manière directe, univoque. Cette idéologie est vouée à l’échec car l’être humain est un être de paroles et de paradoxes, il n’y a pas de transparence dans notre rapport à nous-même. On n’irait d’ailleurs pas voir un psy s’il était si facile de tout comprendre par soi-même. Certaines choses sont plus fortes que soi, les symptômes, les angoisses, les inhibitions. Le psy a un rôle thérapeutique à exercer en accompagnant l’individu, mais il ne peut pas tout connaître de nos pensées et surtout peut difficilement prédire l’avenir car l’être humain n’est pas entièrement prévisible.

Expert psychiatre

Deuxièmement, et dans le fil de cette question de la prédiction, il me semble qu’il y a dans cette affaire une ligne de fracture entre le juge et l’expert-psychiatre nommé par la cours d’une part et, d’autre part, la psychiatre condamnée et son chef de service qui soutiennent qu’il n’y a pas eu d’erreur commise. Le réquisitoire le plus terrible contre la psychiatre venait en fait de l’« expert ». Il y a ici deux visions différentes qui s’affrontent dans le champ de la psychiatrie : celle du soin et celle de l’expertise. Le but est différent, de même que les pratiques.

L’expert vise à une « science du comportement humain » grâce à une prétendue « objectivation » obtenue par des tests et évaluations. Il voit le patient après le passage à l’acte, souvent dans un état aigu, alors que la psychiatre « de soin » a vu son évolution sur du long terme, dans un état parfois plus compensé. Il y a donc d’un côté comme une photographie d’un point fixe versus une évolution. Or, le procès a pointé ce qui a semblé être un « problème de diagnostic » : la psychiatre avait une hésitation quant à celui-ci et n’était pas d’accord avec ses collègues. Selon l’expert, le juste diagnostic aurait dû être trouvé de manière univoque et cela aurait évité le crime. Mais il faut se rendre compte que ce qui a été pointé comme un « problème de diagnostic » dans le chef de la psychiatre est en fait inhérent au travail des psy. Et contrairement à ce qu’on lit parfois dans la presse, ce n’est certainement pas un défaut : les réunions cliniques, les supervisions et la formation continue permettent de remettre en question de manière continue nos savoirs, de prendre en compte les surprises qui ne manquent pas de survenir lors d’un suivi, l’évolution du patient lui-même. Cette supposée incertitude rend hommage à la complexité du sujet.

L’idéologie dont je parlais un peu plus haut vise plutôt à évacuer toute subjectivité du patient. Certaines théories envisagent en effet le patient en le comparant à un animal ou à un ordinateur. En retour, on a une évacuation de la subjectivité du thérapeute lui-même. On entend parler d’arbres de décision diagnostic, qui pourraient à la limite être administrés par des techniciens rapidement formés. Tout bénef pour le semblant d’objectivité et pour le coût de formation mais cela reste un leurre. Regardez du côté de l’expertise, terme qui semble indiquer que l’expert est par excellence celui qui sait ce dont il parle. Eh bien, avoir trois expertises ayant des conclusions différentes n’est pas une exception lors d’un procès : c’est plutôt la règle.

Notons également à propos du diagnostic de « schizophrénie paranoïde » avancé par l’expert psychiatre, qu’il n’indique en rien l’imminence d’un passage à l’acte : cela dépend beaucoup plus des contingences extérieures et de la position du patient vis-à-vis de ces dernières. Ce n’est pas parce qu’un schizophrène développe des idées paranoïdes qu’il va automatiquement passer à l’acte : certains me parlent de leurs persécuteurs depuis des années et le fait d’en parler met parfois à distance l’acte conclusif. D’autres décident de s’engager dans une procédure de plainte (la Commission des droits de l’Homme devrait être remerciée de donner un cadre légal non-violent à un certain nombre de plaintes paranoïdes !). D’autres encore évitent d’agresser leur supposé agresseur pour en éviter les conséquences (prison, perte de la garde d’un enfant, etc.) Si nous devions garder enfermées toutes les personnes schizophrènes paranoïdes, il faut se préparer à construire de nombreux hôpitaux psychiatriques.

Je rappelle aussi que, légalement, nous avons l’obligation d’avertir les autorités uniquement en cas de risque imminent pour un tiers (dans l’exemple extrême, lorsque le patient dit qu’il va tuer quelqu’un en sortant du bureau et qu’il a un couteau dans la poche). Dans cette affaire, c’est assez difficile à évaluer, surtout que je ne connais pas le contenu des entretiens, ni le comportement au sein de l’hôpital, et encore moins ce qui s’est passé durant ces 20 jours entre la sortie de l’hôpital et le passage à l’acte meurtrier… Mais un acte qui survient 20 jours après, ce n’est pas ce qu’on peut appeler « imminent ». Le patient lui-même savait-il qu’il allait commettre ce crime 20 jours plus tard ?

« Qu’est-ce que la décision du tribunal implique concrètement pour la profession ? »

La volonté d’univocité des diagnostic/traitement et la peur de tout risque ôtent toute respiration pour les travailleurs qui se frottent à des situations difficiles. Comme le dit l’avocat de la psychiatre : « les intervenants doivent-ils vivre dans la crainte d’être poursuivis pénalement parce que x jours après un entretien ou une sortie de l’établissement, la patient commet un acte délictueux ? »

Vous me demandiez où le travail du psy s’arrête : à celui des policiers, à celui des juges. La logique du tout sécuritaire tend à enfermer tout le monde : tous suspects ! Trouver un élément de dangerosité chez une personne n’est pas difficile. Chaque être humain porte en lui une potentialité violente. Il n’y a qu’à voir les avis des lecteurs sous les articles de presse en ligne : la violence verbale est omniprésente, le pire est souhaité non seulement pour les criminels mais pour la moindre star ou personne un peu en vue. Si toutes les personnes qui risquent de passer à l’acte étaient en prison ou enfermés de force en hôpital, les rues seraient vides ! Mais il est difficile d’envisager qu’on n’est pas en permanence en sécurité.

Nous vivons une certaine mutation. D’un côté, on doit bien constater que la justice vient à la place du champs psy : faute de places disponibles et de lieux de soin, les psychotiques se retrouvent en prison plutôt qu’en hôpital. Et, en retour, la justice demande aux psy de se substituer à elle. La logique sécuritaire fait qu’il est de plus en plus difficile d’obtenir des congés pénitentiaires et libérations sous surveillance électronique ou sous conditions. Un suivi psychologique est de plus en plus souvent exigé. Le psy extérieur est convoqué pour rassurer sur le risque de récidive. Je suis donc régulièrement amené à débuter des suivis psy sous contrainte avec des personnes qui ont fait de longues années de prison alors que, durant ce temps, rien n’a été fait en terme de traitement et de préparation à la sortie. D’un côté, la justice se substitue à la psychiatrie (traiter la personne), d’un autre, les psy sont convoqués à la place de la justice (juger et protéger). Ce brouillage des cartes est improductif et inadapté à la clinique des psychoses.

Magritte – Le thérapeute