Début octobre 2014, j’ai participé à une #TwitterInterview avec la psychanalyste Marie-Hélène Brousse, dans le cadre de la préparation aux journées de la Cause Freudienne consacrées au traumatisme. MH Brousse m’a invité à développer quelque chose à propos du lien entre prison et traumatisme.

J’ai eu le plaisir de voir ce texte publié dans le numéro 86 de la revue “La Cause du Désir” consacré au traumatisme. Vous pourrez trouver ce numéro sur Ecf-échoppe.

 La prison, un lieu-trauma ?

Les prisons belges et françaises sont souvent sur la sellette. L’Observatoire International des Prisons vient de remettre un rapport accablant sur l’état du système carcéral belge : surpopulation, conditions de détention, hygiène déplorable, difficultés d’accès aux soins, maltraitance de la part des gardiens, manque de formation et de travail, nombre élevé de toxicomanies et de suicides, etc. L’OIP pointe plus de 80 problèmes qui s’aggravent chaque année et qualifie les prisons belges de « zones de non-droits ». Pour la Cour Européenne des Droits de l’Homme, la détention à la prison bruxelloise de Forest relève du « traitement inhumain et dégradant ». A noter qu’à côté de ces dysfonctionnements chroniques, les relations pas toujours tendres entre les détenus n’aident pas à rendre l’incarcération plus supportable. La prison peut également mettre à mal certaines inscriptions sociales de l’individu qui risque de perdre son travail ou son logement. Et les liens familiaux et amicaux sont mis en difficulté, rendant d’autant plus compliquée la réinsertion. Par ailleurs, l’idée même de l’enfermement répugne à l’homme libre. Le principe de la privation de liberté indique que notre société conçoit cette dernière comme un bien fondamental.

Ces éléments sont utilisés par certains pour réclamer la suppression des prisons, accusées de perpétuer une certaine injustice sociale. Pour d’autres, sans doute situés à l’autre bout de l’échiquier politique, ces éléments justifient le maintien du système carcéral : plus la prison sera maltraitante, plus elle incitera les personnes à faire en sorte de ne pas y retourner.

Alors, la prison est-elle un lieu-trauma ? A priori, cette thèse semble cohérente avec l’idée contemporaine selon laquelle un événement qui heurte le sujet -agression ou accident- entraînerait automatiquement une conséquence : le traumatisme et ses troubles corollaires (PTSD, etc.) Mais le fait d’être “mis au trou” fait-il automatiquement troumatisme ?

Revue Cause du Désir sur le traumatisme

Sortir du trou

Il semble aller de soi que l’on veuille sortir de ce lieu violent, sale, inhumain et maltraitant. C’est même bien souvent la première demande, parfois impérieuse, des détenus quand ils font appel à un intervenant externe. En Belgique, les détenus effectuent rarement l’intégralité de leur peine en prison : ils ont droit, après un certain temps (système de 1/3 ou 2/3 de peine selon qu’on est récidiviste ou non), de demander une libération anticipée assortie de conditions, d’une surveillance électronique, voire avant ça des congés pénitentiaires ou des permissions de sortie. Cette possibilité de sortir devient même le principal moyen de pression sur le comportement de l’individu, via ce chantage classique au sein du système carcéral : pour sortir, le détenu acceptera tout ce qu’on lui « proposera ». Par exemple, un suivi thérapeutique : pas de psy, pas de sortie !

On retrouve d’ailleurs souvent cette demande du côté des intervenants (avocats, assistants sociaux, psychologues…) et, curieusement, parfois de manière plus insistante du côté de l’intervenant que du détenu. Une collègue assistante sociale se posait justement la question, après plusieurs échecs lors de sorties : « Mais pourquoi est-ce que je veux si fort qu’ils sortent ? », repérant chez elle un désir au-delà de la demande du détenu. L’idée selon laquelle la prison est forcément un lieu mauvais, que la liberté vaut mieux que tout et que le détenu sera mieux dehors, pousse parfois les professionnels dans une véritable course vers l’après-détention. Au risque de manquer le nécessaire temps clinique.

Le Trauma peut en cacher un autre

La plainte du détenu vis-à-vis de la prison est parfois l’arbre qui cache la forêt. Les premiers entretiens sont fréquemment l’occasion de prendre la mesure de situations graves de déprise sociale et subjective. Les trajectoires de chaque sujet font apparaître autant de drames familiaux et sociaux, de mauvaises rencontres ou d’événements faisant perdre les quelques repères qui assuraient jusque là son inscription dans le lien social. Beaucoup commencent très tôt leur carrière délinquante, dès la sortie de l’espace familial de l’enfance et l’entrée dans le monde des pairs où sévit l’influence des autres, le monde des « conneries », comme ils disent.

Le temps clinique vient questionner ce lien trop évident entre la prison et le trauma. L’attention portée à la plainte vis-à-vis de la prison et l’envie de sortir empêchent de voir que, souvent, le traumatisme était déjà là. Déplacer l’attention de la prison à avant la prison permet de lire différemment la place que peut prendre cette institution pour un détenu.

Quelques fonctions possibles de la prison

Si la prison met parfois à mal les liens à une famille, à un travail, à un logement, elle a surtout pour effet de faire consister un Autre particulier, celui de l’administration pénitentiaire. Toute demande, tout déplacement du détenu sont soumis aux circuits de l’Autre judiciaire. Pour les sujets hors-la-loi, la prison fait exister, consister d’autant plus la loi : procédures, billets de rapport, avocats, juges, tribunaux, etc. Certains détenus sont très désemparés face à ce labyrinthe administratif, ils se retrouvent face à un Autre kafkaïen. Dans le roman « Le procès » de Kafka, le protagoniste est confronté à une logique judiciaire incompréhensible, une série de procédures absolument impénétrables, des règles « si diverses, si nombreuses et surtout si secrètes » (p. 186) qu’il ne peut en prendre connaissance qu’au fur et à mesure que la procédure avance. Il arrive que ce discours de l’Autre se manifeste avec tout un poids d’énigme. Les décisions de justice restent alors obscures et semblent relever en fin de compte du pur caprice, ce qui peut mener à une réponse paranoïaque : « Qu’est-ce qu’ils me veulent ? Ils veulent que je devienne pire, c’est ça ? »

Certains détenus vont, au contraire, se saisir des signifiants de la loi pour se représenter auprès de l’Autre et couler l’énigme de leur vie dans des signifiants juridiques. La jouissance est alors en quelque sorte traduite dans le système signifiant qu’est le code de loi. Je suis frappé de constater à quel point la fiction juridique est, pour certains, la seule histoire qu’il leur est possible de transmettre. Car, contrairement à l’idée spontanée, la prison certes « en-ferme » mais elle n’ex-clut pas. Si ledit délinquant ou criminel est enfermé, il ne s’agit pas tant d’un bannissement que d’une inclusion dans un système particulier. La prison inclut de force le sujet dans le discours du Maître, qui est celui de l’institution carcérale.

À l’occasion, la prison peut occuper une fonction de bord. Les détenus repèrent souvent que la prison est venue faire arrêt à une jouissance sans limite. Certains parlent d’un engrenage sans fin : « J’ai commencé petit, des petits vols, des bêtises, puis des braquages de plus en plus violents, les sorties, la drogue, les règlements de compte… L’argent me brûlait les doigts, j’en voulais de plus en plus… Si la prison n’avait pas été là, je serais mort ». Lorsqu’une architecture subjective minimale ne tient pas, le sujet peut se voir précipité dans l’illimité, sa difficulté propre devenant alors un problème de sécurité publique. L’architecture carcérale vient alors suppléer aux limites subjectives manquantes, en posant des murs réels, des bords. La prison fonctionne ainsi comme mise à distance de ce qui générait la jouissance. On remarque alors que certains détenus peuvent compléter leur première plainte « je suis mal parce que je suis en prison » d’un « mais à l’extérieur, c’est pire… »

Pour d’autres, au contraire, la prison polarise toutes les plaintes. La prison peut fonctionner comme principe explicatif de ce qui ne va pas, alors même que ce problème date depuis bien plus longtemps que l’entrée en prison. « C’est la prison qui m’a rendu violent » me dit l’un d’eux, incarcéré pour violence conjugale. La prison permet de mettre en forme une plainte, en localisant un mal qui était avant cela indéterminé, non nommable. La prison fonctionne alors comme voile du réel plutôt que comme réel insupportable.

Car si la prison est un lieu malade, elle n’en reste pas moins pour certains le seul lieu praticable. Cela surprend parfois, mais certaines personnes se montrent mieux intégrées en prison qu’à l’extérieur. Ils y travaillent, s’organisent en fonction de ses exigences, y créent des liens plus apaisés. La prison répond parfois à un impossible d’habiter ailleurs, de s’inscrire. Ce fait met encore plus en question le lien entre prison et trauma : pour certains détenus, la prison est le fond du trou alors que d’autres parviennent à y « faire leur trou ». Un détenu qui s’était arrangé pour retourner en prison disait récemment : « Quand j’ai été libéré, je suis sorti d’une petite prison pour entrer dans une grande prison ». La grande prison est pour lui plus effrayante que la petite où les murs le mettent à l’abri de l’illimité.

La liberté comme Trauma

Terminons par un cas. Monsieur B. raconte que toute sa vie il a été sous l’emprise d’un père qu’il nommait « SSS » (super-SS), travaillant à son service et subissant ses sévices. À son décès, le monde de Monsieur B. -qui a alors 30 ans- bascule : il boit, fume et se drogue sans limites, passe d’un logement à l’autre, d’une relation à l’autre. Il ne paie plus aucune facture et se retrouve gravement endetté. Les multiples interventions de la police ou d’huissiers ne lui font « ni chaud ni froid ». Il explique : « Je m’en foutais de tout et n’en faisais qu’à ma tête… Les papiers s’accumulaient dans un coin. Il ne fallait pas me parler d’administratif à moi ! ». Bref, il est passé d’un trop de loi à une vie hors contraintes, hors-la-loi. Il repère d’ailleurs au second entretien qu’il est passé « de la loi nazie de son père à… trop de liberté peut-être ? » Nous remarquons qu’en prison, il semble considérablement soulagé du poids d’exister. Il s’y trouve certes face à des contraintes et des dysfonctionnements dont il se plaint à l’occasion, mais qui ne le laissent pas à son « trop de liberté ». Son entrée en prison lui rappelle d’ailleurs « le seul moment heureux » dans sa vie, lorsqu’il a dû effectuer son service militaire : « Les autres se plaignaient de la discipline, moi je la trouvais plus légère que celle de mon père… Je faisais tout pour ne pas rentrer les week-ends… Ma plus grande erreur dans ma vie, je m’en rends compte depuis que je suis en prison, c’est que quand l’armée m’a proposé un contrat, je ne sais pas pourquoi je ne l’ai pas signé… Et je suis retourné chez mon père ».

Conclusion

Rien de ceci ne contredit la nécessité de rendre la prison plus « humaine », comme on dit aujourd’hui, bien qu’on n’ait finalement aucune idée de ce que signifie ce « plus humain ». Mais prendre au sérieux la clinique renverse quelque peu les perspectives. En l’absence de « prisons de la jouissance » faites de contraintes subjectives ou de murs réels, le trop de liberté peut mener à la folie, folie qui peut être créatrice mais aussi, parfois, destructrice. Dans certains cas, la liberté est donc à considérer moins comme un bien fondamental que comme un trauma. Cette perspective induit un relâchement entre ce lien trop serré cause-conséquence, prison-trauma. La prison est ici plutôt à interroger en termes de fonction qu’elle vient occuper pour un sujet : limitation de la jouissance, lieu-refuge, voile du réel, entre autre. Comme disait un détenu qui est retourné en prison après un mois passé dehors, « C’est bizarre mais en prison je pense mieux. C’est un peu ma maison, comme une araignée dans sa toile… Quand on m’a libéré, j’ai senti que j’ai été jeté dans la liberté gourmande ».

 

Doigt pointé vers la liberté

Dessin qu’un détenu a réalisé pour que je le mette dans mon bureau. Il en a fait un double à ceci près que la main a été dessinée de l’autre côté des barreaux. Il a gardé le second exemplaire: « Comme ça, vous penserez à la prison, et moi je penserai à l’extérieur! »

Merci à Maïté, Vanessa et Karo pour leurs relectures attentives!

Notes:
“Troumatisme” est un néologisme formé par Jacques Lacan à partir de « traumatisme » et de « trou », soit le trou dans la langue qui fonde le trauma.
Sur “les prisons de la jouissance”, voir le texte de Jacques-Alain Miller dans la Revue de la cause Freudienne n°69 « A quoi sert un corps ? »,  p. 113.
Sur la liberté et la folie: “L’homme fou est l’homme libre” (Lacan, “Petit discours aux psychiatres”, 1967, Écrits.)