« Comment arrives-tu à travailler avec des personnes
qui ont commis des faits parfois horribles ? 

Quel est ton vécu, en tant que professionnel,
quand tu es confronté à ce type de faits ? »

Un sondage idiot

Un jour, j’ai posé cette question idiote sur Twitter : « Êtes-vous pour ou contre la prison ? »

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Pourquoi idiote ? Comme certains l’ont fait remarquer, il s’agit d’un sophisme du faux dilemme : le choix n’est offert que d’être pour ou contre, comme s’il n’existait que ces deux alternatives.

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Mais je vous rassure, je n’aime pas non plus les questionnaires, comme ce confrère psychologue s’en étonnait récemment.

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Ce sondage n’avait évidemment pour but que de me donner des illustrations pour ce billet de blog. Merci à vous ! 🙂

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Passons aux résultats…

Je m’attendais à une large majorité de « Contre la prison ». Mon entourage et, je pense, ceux qui me suivent sur Twitter sont plutôt des gens de gauche, humanistes et ardents défenseurs de la liberté et des traitements « humains ».

Et puis, des 60 % Contre vs 40 % Pour, j’ai vu l’écart se réduire au fil des heures, jusqu’à arriver à une victoire du « Pour la prison », aussi imprévisible que la victoire de Trump !

sondage-52-48Vous êtes dingues.

Que comprendre de ça ?

Plusieurs commentaires tendent à relativiser la question comme les réponses à y apporter : entre ceux qui proposent des alternatives à la prison, ceux qui proposent de resituer la question, ainsi que quelques défenseurs pragmatiques (« il faut bien faire face au crime »), mais qui posent la question de la légitimité de la prison dans les cas moins graves de délinquance…

Mais pourquoi une majorité de Pour ? Il y a certainement un certain contingent de « réponses trolls », on est quand même sur Internet ! Mais pour expliquer les autres ayant voté Pour, certains twittos ont supposé qu’ils étaient mal informés sur ce qu’est la prison… D’autres, qu’il s’agirait plutôt d’un manque d’empathie. S’agirait-il pour ces derniers de les renseigner mieux sur les souffrances subies en prison, comme le proposent des initiatives comme les Journées Nationales des Prisons qui ont eu lieu récemment en Belgique ? Voire, comme le propose un twitto, d’envoyer ces personnes un an en prison « pour qu’ils apprennent » ? Mais quid de l’efficacité de ce genre de mesures si c’était une forme de sadisme plus qu’un manque d’empathie qui était à la source des Pour la prison ? Beaucoup le pensent, beaucoup le disent : il faut que les délinquants en bavent, voire qu’ils subissent exactement ce qu’ils ont fait subir à leur victime : dent pour dent, coup pour coup, vol pour vol et viol pour viol.

Voici un petit florilège des réponses. En tous cas, il est sûr que la prison fait parler !

Petite parenthèse, en passant. J’ai retrouvé un étonnant point d’accord entre les Pour et les Contre, il concerne la place considérée comme douteuse du psychologue. J’ai pu le remarquer dans différents lieux où j’ai été invité à intervenir:  je me suis régulièrement trouvé accusé de deux tares, qui révèle bien deux attitudes opposées concernant l’existence des prisons :

— Lors de mon interview à Rue89, on m’a reproché d’être un agent du système, de me mettre du côté du Maître. J’ai même été accusé de collaboration ! Le psychologue participerait, en croyant aider le détenu, au rétablissement de l’ordre social, en permettant de ramener le calme au sein de la prison, en encourageant les détenus et ex-détenus à la pondération. C’est le psychologue-flic. Pas très sexy, mon job ! Au-delà de ça, c’est un des paradoxes qui se donne à entendre du côté de certaines positions radicales de gauche : si une personne va mieux, souffre moins, se sent moins victime, pourquoi se révolterait-elle ? J’en dirai un petit mot plus loin…

— Dans d’autres lieux, on m’a dit « Pourquoi tu aides les criminels et pas leurs victimes qui ont souffert ? » Cette fois, me voilà accusé d’aider les mauvais et pas les victimes.

Tout se passe comme s’il y avait une ligne imaginaire qui séparait diamétralement les bourreaux des victimes, comme si on ne pouvait se situer que d’un côté ou de l’autre de cette ligne et comme s’il fallait choisir d’éprouver de l’empathie que pour l’un ou l’autre côté. Choisis ton camp ! Certains collègues n’échappent pas à cette logique. Je pense par exemple aux psychologues de l’aide aux détenus qui soutiennent qu’il est essentiel de passer également du temps à aider les victimes : « pour ne pas oublier le mal que “les auteurs” ont fait, pour se rendre compte des deux côtés du problème », comme je l’entends parfois. Je fais quand même remarquer que cela ne s’entend que dans la direction « aide aux détenus → aide aux victimes ». Je n’ai jamais entendu quelque chose du genre de la part de psy travaillant avec les victimes qui diraient qu’il faut travailler aussi avec les auteurs de crime, « pour se rendre compte des deux côtés ».

De fait, ces collègues me posent souvent la question « Comment tu fais pour ne travailler qu’avec les auteurs, sans jamais rencontrer les victimes ? » Cela rejoint une autre question qu’on me pose souvent : « Comment est-il possible de travailler avec des personnes qui ont commis des faits parfois horribles? Quel est ton vécu, en tant que professionnel, quand tu es confronté à ce type de faits? » À cet égard, l’évaluation de la gravité des faits est fonction des valeurs de chacun, mais on entend souvent que, parmi le large panel des délits existants, les faits de mœurs sont les pires, et au sein des faits de mœurs, la pédophilie est souvent considérée comme le pire du pire. Et c’est très concrètement la question qui m’est posée : comment supporter de travailler avec un meurtrier, un terroriste, un violeur, un pédophile ?

Je dois dire que ce qui m’a surpris dans cette question, c’est que je ne me l’étais jamais posée ! Voilà ce qui m’a troublé et qui a été l’origine de ce texte : pourquoi ne me suis-je jamais posé cette question ?

Ce sera donc mon point de départ : quelle attitude peut-on avoir face à un auteur de faits dits délinquants ou criminels ? Eh bien, je dirais que cela dépend essentiellement du discours que l’on porte sur le sujet délinquant ou criminel. Il me semble qu’on peut repérer deux types logiques à l’œuvre dans l’approche du fait délinquant,  deux types d’approches diamétralement opposées lorsqu’on est amené à se faire une opinion sur ce sujet de la transgression des règles.

Le diable au Club Med

Une première approche met le focus sur la personne délinquante : sa personnalité, ses gênes, ses origines, ses traits de personnalité.

Le délinquant

L’accent est mis sur ce qui nous sépare de lui, ce qui le fait différent de nous. Sur le schéma ci-dessous, c’est la partie gauche qui est mise en avant (la double barre verticale indiquant sa différence foncière, sa séparation d’avec nous) :

Le délinquant || Nous

Au niveau de sa personnalité, le délinquant y est régulièrement décrit comme calculateur, manipulateur, intolérant à la frustration, totalement froid ou bien à l’inverse jouisseur. C’est un catalogue de déficits ou de défauts d’ordre moral. Un portrait du monstre est invariablement dressé, par exemple sous les traits d’un psychopathe ou du pervers narcissique, ces pseudo-diagnostics tellement à la mode (voir notamment mes articles “Psychopâte bolo” et “La petite histoire du psychiatre et de son psychopathe“).

Les origines du mal sont également placées de son côté, parfois recherchées dans son histoire. Mais ce n’est pas une histoire considérée comme un processus dialectique, plutôt une série de traits typiques, de déterminants fixes. Exemple célèbre : la « triade de sociopathie » supposément trouvable dans l’enfance des tueurs en série : 1/ cruauté envers les animaux, 2/ obsession dans les déclenchements des feux et 3/ énurésies nocturnes. On le voit : pas de dialectique, on est plus proche ici du profiling et du portrait-robot.

À côté de sa personnalité et de quelques éléments de son histoire, c’est son acte qui est mis à l’avant-plan, ce dernier pouvant même suffire pour désigner la personne elle-même. À ce niveau, la dénomination de l’acte, auquel serait réduit son auteur, prend une valeur d’injure (« C’est un assassin/un violeur/un terroriste ! »).

Le monstre et son acte || Nous, la société, la prison

 Cette logique de pensée nécessite de fermer les yeux sur les déterminants sociaux, culturels, historiques, bref, sur l’Autre. Le délinquant est considéré dans sa solitude fondamentale et est considéré comme absolument libre : tout repose sur ses épaules, c’est son propre choix d’avoir embrassé une carrière délinquante. Il est ainsi déconnecté de toute aliénation à la société. La société ne saurait être en aucun cas mise en cause dans son parcours délinquant, et la prison ne souffrira d’aucune critique autre que d’être une punition encore trop douce en regard de l’horreur de l’acte commis. On retrouve cette idée répandue selon laquelle la prison serait une sorte de Club Med où les prisonniers jouiraient de tout confort, « même d’une télé et d’une PlayStation ! », entend-on parfois. Il résulte de cette idée que rien ne sera jamais pire pour traiter les détenus. Après tout, eux ont-ils eu de l’humanité pour leurs victimes ? On est donc ici radicalement du côté « Pour la prison », et c’est ici que se situera la plainte contre le psychologue qui « aide les détenus, pas les victimes ».

Si le délinquant est libre de ses choix et séparé de l’Autre, il est donc considéré comme intégralement responsable de ce qui lui arrive et sera donc le seul à mériter le châtiment. Il en découle logiquement qu’il faut toujours plus de prisons et d’enfermement. Il est alors difficile d’imaginer d’autres réponses possibles à l’acte délictueux. Si la société ne peut être mise en cause, il faut donc la défendre contre les mauvaises personnes. Cette logique attaque le sujet pour défendre l’Autre, pour défendre l’ordre établi. Elle répond par là au discours du Maître.

Le mal (le détenu) || Le bien (nous, la société)

 Toujours selon cette première logique de discours, on parle de « réadaptation sociale », au sens d’une réadaptation du délinquant à la société (l’un étant le mal, l’autre le bien ; l’un étant le bourreau, l’autre la victime). Les arguments montrant que la prison est inefficace à prévenir la récidive, qu’elle est l’école du crime, que les gens en sortent pires qu’ils ne sont entrés, ne sont pas opérants. La récidive confirmera ce discours lui-même tout en auto-alimentant le discours sécuritaire.

Remarquons enfin que si la cause (du mal) est supposée du côté du sujet, l’identification et l’empathie se feront du côté de l’Autre : les porteurs de ce mode de discours s’identifient clairement à la société dans son ensemble et chacun n’a plus qu’à se vivre comme victimes des malfaiteurs. Nous serons donc tous invités à nous sentir victimes de cet Autre méchant qu’est le délinquant.

Le sujet délinquant (mis en accusation) || L’Autre victime (empathie)

 Ainsi, si cette logique de discours tend à responsabiliser le sujet, en lui faisant porter tout le poids de sa faute, c’est au prix de le déshumaniser, au sens où le délinquant devient une figure du monstre, de l’animal. De fait, cette logique de pensée ferme les yeux sur tout ce qui fait les inscriptions du délinquant dans une société donnée, ses inscriptions sociales, tout comme ce qu’il aura éventuellement à dire sur son acte et sur son histoire, bref, en supprimant tout déterminant langagier. C’est évidemment une impasse puisqu’on sait que « rien n’est plus humain que le crime » [1], et que le langage est le propre de l’homme.

Le délinquant (le diable) || La prison (Club Med)

 Ce mode de discours revendique un naturalisme du crime et utilise un vocabulaire de type « vampire, pervers narcissique, prédateur… » qui semble faire l’unanimité dans une certaine opinion comme chez certains experts et autres profileurs. La recherche de la vérité de l’acte semble dérisoire et les responsabilités des idéaux sociaux dans la production du criminel sont passées sous silence. Ce qui permet d’assurer la bonne conscience de « la classe dominante » en l’exonérant de toute responsabilité dans la délinquance. Tout est bon pour diaboliser le délinquant, faire peur à la population et justifier ainsi la nécessité de la prison.

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 Aie peur,citoyen !

Un ange au chenil

Explorons maintenant le second type de discours, qui prend un tour logique radicalement inverse au premier. On y trouve notamment des énoncés du type : « En prison, les détenus sont traités pires que des chiens ! »

Le délinquant || La prison (Chenil)

 Pour les personnes qui soutiennent l’idée d’une prison comme chenil, comme enfer plutôt que comme Club Med, chaque jour passé en prison serait un jour de trop et chaque prison en est une de trop (c’est le mouvement abolitionniste). Cette position s’argumente en pointant l’horreur des conditions de détentions, mais, au-delà, c’est le fait même de l’enfermement, l’existence même des prisons, qui est ressenti comme insupportable. Ce n’est plus le délinquant, mais la prison qui est le représentant du mal. On est donc du côté du « Contre la prison ».

Dans ce mode de discours, le psy est à l’occasion accusé d’être du côté de la loi et d’être complice d’une société injuste. L’existence même du psy implique qu’on considère que le problème vient du délinquant, que l’on considère ce dernier comme malade, alors que c’est plutôt la société qui est malade. En détournant l’attention des « vrais problèmes », le psy est soupçonné de renforcer le discours du Maître maltraitant.

Le diable se déplace donc : il n’est plus mis du côté du sujet, mais plutôt du côté de la prison. La prison est prise comme cause du malheur (« Comment voulez-vous qu’ils se réinsèrent après ça ? C’est normal qu’ils récidivent ! »). Mais alors, si la prison explique la récidive, comment expliquer les actes délinquants qui ont eu lieu avant la prison ? Eh bien, c’est logiquement de la faute à la société. Le délinquant étant donc victime de cette dite société inégalitaire.

Le délinquant (la victime) || La société (le bourreau)

 L’accent est mis ici sur les déterminants sociaux et culturels : le milieu, la situation économique, le racisme. Le sujet n’est plus isolé, considéré comme un être foncièrement séparé de l’Autre, mais est bien plutôt en-groupé, inclus de force dans le groupe qui le détermine. Ce n’est pas la séparation (et la mise au ban du délinquant), mais la toute-puissance de l’aliénation (aux coordonnées de la société) qui est mise en avant.

La cause du mal étant mise du côté de l’Autre social, l’identification et l’empathie se fait au niveau du délinquant comme victime. Pour lutter contre la prison, il s’agirait donc d’informer le plus possible la population sur l’horreur de la prison, voire de proposer, pour favoriser l’empathie, d’entrer dans une cellule type reconstituée lors des Journées Nationales des Prisons. 

Le délinquant (empathie) || La société (accusation)

 Bref, le délinquant n’est plus vu comme un psychopathe qui jouit, mais comme une victime qui souffre. Si le discours « Club Med » s’identifiait à la société victime du délinquant, le discours « Chenil » s’identifie au prisonnier victime de la société et de la prison. La société n’est pas déresponsabilisée, mais plutôt accusée. La cause de l’acte n’est pas du côté du sujet, mais de l’Autre. Le délinquant n’est pas solitaire et libre, mais aliéné au groupe. On n’est pas victime du délinquant, mais du contexte sociétal. L’accent n’est pas mis sur le sujet psychopathe et manipulateur, mais sur la société violente et sur la prison qui est « à brûler » comme de nombreux tags nous y invitent.

 

Mais, finalement, ce mode de discours ne pose pas la question de la différence d’un délinquant d’avec un autre, de ce qui vaut pour lui différemment que pour les autres. Le statut de victime différencie peu, elle prend chacun en masse. Tout se passe comme si la visée égalitaire, porteuse en soi de progrès, atteignait sa limite dans le risque de disparition des différences de chacun. En fin de compte, peu d’intérêt est porté à ce que pourrait dire un délinquant, sauf à ce qu’il se mette à critiquer lui-même la prison et la société. Ce sont tous les délinquants qui sont invités à se vivre comme victime de la société comme Autre méchant, et plus largement, chacun des citoyens (ou « le peuple ») qui se trouvent invités à se vivre comme victime de la société.

Le résultat de cette logique de discours est que, si elle tente d’humaniser le sujet délinquant (en s’y identifiant et en mettant en avant sa condition culturelle), elle tend à le déresponsabiliser : il y a une pente à ne le voir que comme conséquence du social, qu’objet de l’Autre, sans décision propre. Il est absous du mal, raison pour laquelle je l’affublerai ici, ironiquement, du qualificatif d’« ange ».

Le délinquant (ange) || L’Autre (diable)

Deux modes de discours en miroir

Vous remarquerez que les deux types de discours qui viennent d’être décrits correspondent aux deux extrémités de l’échiquier politique, la droite pour la première, la gauche pour la seconde. Pour la droite, l’Autre, c’est le délinquant (l’étranger, le malade, le parasite) ; Pour la gauche, l’Autre, c’est la société (le capitalisme, les USA). Je précise qu’au niveau politique, cela ne se vérifie pas de manière aussi stricte, la critique de la société (de l’État et de ses services publics) s’entendant également à droite. Mais il se fait que les remarques que j’ai reçues, adressant tous les torts à la société capitaliste et à l’impérialisme américain, m’avaient été (in)soumis par des personnes se revendiquant de l’extrême-gauche.

Comme il s’agit de questions d’identification (au délinquant-victime ou à la société-victime), et que la position de victime permet de faire à peu près n’importe quoi et dédouane de toute responsabilité, les réactions peuvent se révéler cinglantes. Un jour, invité à commenter la diffusion d’un documentaire reprenant des témoignages de détenus, je me suis permis, en m’appuyant sur ces témoignages, de relativiser le discours abolitionniste. Eh ! bien, je me suis fait engueuler par des étudiants du cercle communiste (« Vous ne pouvez pas dire ça ! »).  De même, lors de mon interview sur Rue89, je me suis vu rapidement affublé d’un seyant « Petit con ! » 🙂

Y aurait-il une nécessité de la révolte ? Pour certains, la souffrance se trouve si structuralement éprouvée qu’aucune autre issue ne semble possible hors la révolte, aliénant toujours plus le sujet à l’objet de sa révolte et l’enfermant dans une répétition mortifère. En soi, le mot “révolte” touche une part de mon oreille restée adolescente (j’ai récemment lu avec beaucoup d’intérêt “Comment se révolter ?” -Comment se révolter… de la bonne manière-, de Jacques-Alain Miller). Mais, dans cette supposée nécessité de révolte, il y a une limite qui est à l’occasion franchie lorsque tout propos qui s’écarte de ce qui semble être une « norme-révolte » se trouve attaqué, parfois avec virulence. Cela pose toujours problème lorsque la supposée solution de l’un doit devenir la solution de tous. Un paradoxe s’en déduit: une révolte n’étant possible que si le plus grand nombre est révolté, il faudrait donc que le plus grand nombre souffre le plus possible ! Cette nécessité de la révolte impliquerait-elle un désir de souffrance généralisé ? Souffrance pour les plus pauvres (souffrance qui sera le moteur de leur désir de révolte) comme pour les plus riches (qui auront à payer pour la souffrance des premiers) ? Cette logique de sacrifice, poussée récemment à l’extrême lors des élections présidentielles françaises, est-elle ce qui a mené certaines personnes se revendiquant des Insoumis, donc supposés se mettre du côté des laissés pour compte de la mondialisation, à se dire prêts à laisser passer Le Pen, voire à voter pour elle ? Je laisse la question ouverte.

La logique de droite, elle, consiste à projeter dans l’Autre, en l’occasion le délinquant, l’horreur et la saloperie qui est au cœur de chacun d’entre nous. Saloperie insue, qui leur permet, sans en repérer la contradiction, de souhaiter ouvertement le pire pour le délinquant, soit de devenir eux-même criminels. Dans le même mouvement, la critique du laxisme de l’État laisse entrevoir le type de Maître féroce qu’ils souhaitent pour tous.

Ces deux modes de discours, qui fonctionnent en miroir, ont pour point commun la structure de la « belle-âme » : il s’agit de rejeter sa propre jouissance sadique, criminelle, sa part d’étranger en soi, pour la localiser dans l’Autre (le délinquant/la société). Être une « belle-âme », c’est se donner l’illusion d’être beau via le rejet de l’Autre. Ce qui permet de se bercer de l’illusion « Ah !, qu’il serait beau d’avoir un monde sans délinquants ! », « Ah !, qu’il serait beau d’avoir un monde sans injustices, sans prisons ! »

Or, se refuser à reconnaître sa propre jouissance à faire du mal, c’est la chasser par la porte pour la voir revenir par la fenêtre. La passion qui consiste à critiquer l’Autre sans fin revient bien souvent à critiquer sa propre méchanceté rejetée et hébergée par l’Autre. L’Autre devenant alors le véhicule de sa haine. Et, de fait, cela ne protège de rien : ce n’est pas parce que vous vous inscrivez dans un discours de droite que vous ne serez pas vous-même un parasite, un profiteur ; et ce n’est pas parce que vous critiquez le système social que votre discours ne conduira pas à en construire un bien pire encore.

Réintroduire le sujet dans le champ judiciaire

Alors, pour le psychologue, le sujet délinquant est-il un bourreau ou une victime ? Le psychologue s’identifie-t-il au délinquant ou à la société ?

Il m’est apparu que l’approche clinique oblige à un décalage quant à ces questions. Car le focus n’est pas mis sur le S ou sur le A, mais déplacé précisément sur la flèche qui se situe entre le sujet et l’Autre. Ce qui permet une pratique radicalement hors identification (au sujet ou à l’Autre) et pour laquelle aucun recours à l’empathie n’est requis.

S → A 

Cette flèche rend compte de la manière dont le sujet investit et répond à l’Autre de la société, sa manière de voir le monde, son histoire. Prendre en compte ce rapport à l’Autre implique bien sûr de s’interroger sur l’Autre auquel a affaire le sujet : quelles rencontres a-t-il fait, bonnes ou mauvaises, qui ont orienté fondamentalement son existence ? Quels effets ont eu ces rencontres sur son parcours ? Il s’agit ici moins de s’interroger sur les faits qui sont survenus dans son histoire que de la manière dont le sujet peut en rendre compte, la manière dont il lie les choses de sa vie, c’est-à-dire la manière toujours singulière, tout autant que répétitive, de donner toujours le même sens aux choses. Qu’est-ce qui s’écrit toujours de la même manière pour un sujet et qu’est-ce qui vient faire rupture, trou, dans le cours ordinaire de sa vie ? Ce qui introduit à une dialectique.

C’est dire l’importance du dialogue avec les délinquants afin de trouver les points de rupture dans la trame de ce qui les portait jusque là. Ceci implique qu’il faut réussir à situer les points d’appui du sujet, qui peuvent d’ailleurs être de petites choses, une place sociale, un idéal, rien qu’un mot parfois — et repérer quand ces derniers sont mis en difficulté.

Il s’agit de rendre compte des éléments avec lesquels le sujet joue sa partie, et de saisir la manière dont ces éléments s’agencent pour lui, c’est-à-dire quelle est sa position par rapport à ceux-ci. Par exemple, il est certes intéressant de connaître sa religion, catholicisme ou islam par exemple (ça, on pourrait le faire via un questionnaire, et obtenir des statistiques), mais il est bien plus important de repérer son interprétation de cette religion. À quel point y croit-il ou pas (est-il obéissant, transgressant, s’en fait-il un soldat zélé ?) ? Bref, quelle est sa position dans la structure ? Prend-il des distances avec sa religion, sa culture, sa famille, ou plutôt y adhère-t-il avec rigueur, sans séparation possible ?

De même, la question n’est plus ici d’être pour ou contre la prison, mais de repérer la place qu’occupe la prison pour un sujet délinquant, ce qu’il en fait. En s’enseignant du discours d’un délinquant, on se rend souvent compte que la prison occupe une fonction particulière dans son histoire. Pour aller plus avant sur cette question, je vous renvoie à mon article « La prison est-elle un lieu-trauma ? »

Notons que le sujet lui-même se localise fréquemment sur cette barre S → A, soit qu’il se sente parfaitement innocent-victime (et alors c’est l’Autre le coupable, la société, la prison, incessamment accusés), soit qu’il se vive comme tout à fait coupable (et alors c’est l’Autre la victime). Et j’ai pu constater que cette position de tout coupable, cette culpabilité parfois immense et revendiquée par certains détenus, n’est pas une garantie contre la récidive, bien au contraire. Pourquoi une personne qui se dit bourreau changerait-elle ? Pourquoi une personne qui s’auto-accuse sans cesse, cessera-t-elle d’un coup de faire du mal du fait de s’accuser ? L’empathie pour les victimes, bien souvent ne résout rien.

Le sujet délinquant met ainsi lui-même la cause d’un côté ou de l’autre. Déplacer notre lecture clinique l’aidera en retour à se séparer de cette logique en miroir bourreau-victime.

L’approche clinique déplace donc la lecture du crime. Pour une part, elle prend en compte les données venant de l’Autre, réinstaurant le sujet dans ce qui fait son humanité : sa parole propre et son inscription dans ses coordonnées sociales. Mais, pour autant, l’approche clinique ne déresponsabilise pas le délinquant. Elle met l’accent sur la responsabilité, non pas dans un sens moral (il ne s’agit pas de tenter de restaurer un sentiment de culpabilité souvent absent), mais dans son sens étymologique : responsabilité tient sa racine du mot « réponse ». Quelle réponse peut donc apporter un sujet à quelque chose qui lui arrive, et face à quoi il avait auparavant si peu de prise ? Ainsi, la subjectivité et la parole, qui étaient absentes des deux modes de discours évoqués plus haut, sont ici replacées au centre de l’intérêt du clinicien.

Réintroduire le sujet dans le champ judiciaire, c’est donc se questionner sur quel Autre il a affaire. Pas dans la perspective de blâmer l’Autre, mais pour savoir quel autre il a pu construire tout au long de son existence. Car, comme le disait Lacan, « de sa position de sujet, on est toujours responsable ».

**** Notes ****

Schéma récapitulatif des deux discours:

Pour ou contre la prison-tableau recap

[1] Jacques-Alain Miller, « Rien n’est plus humain que le crime », Mental, n° 21, FEEP, septembre 2008.