Prison d'Audenarde

Il n’y a de victime que dans l’intention d’obtenir quelque chose, de réel ou d’imaginaire. Ce quelque chose peut se résumer à la façon de Spinoza : voir dans le fait de se poser en victime un gain d’être, en l’occurrence récupérer quelque chose qui a été perdu.

En effet, qui voudrait de cette posture pour elle-même ? Tout pousse à se poser en héros : chacun rêve de puissance pour attirer la reconnaissance de soi et donner une valeur à son existence. On peut donc postuler, sans trop se risquer, que celui qui revendique un statut de victime, cherche quelque chose de semblable à ce qu’il gagnerait s’il avait pu être un héros.

 

Recherche de valeur : être le « bon » pour gagner de l’être

 

Ainsi parlait Nietzsche, dans La Généalogie de la Morale : « Que les agneaux en veuillent aux grands oiseaux de proie, voilà qui n’étonnera personne : mais ce n’est point une raison d’en vouloir aux grands oiseaux de proie de ce qu’ils ravissent les petits agneaux. Et si les agneaux se disent entre eux : “Ces oiseaux de proie sont méchants ; et celui qui est un oiseau de proie aussi peu que possible, voire même tout le contraire, un agneau – celui-là ne serait-il pas bon ?” ». (§13)

Nietzsche fait la généalogie de la morale pour dévoiler la manière dont s’élaborent les concepts de bon et de mauvais. C’est toujours par opposition au mauvais que naît le bon. Se poser comme un agneau victime de la force des rapaces a pour but de compenser sa faiblesse en se faisant passer pour celui qui est bon. L’agneau n’est pas bon en soi, loin s’en faut : il est juste impuissant. En se posant comme victime du mauvais, il s’imagine devenir bon.

Prison, cellule homme de dos

Bien entendu, pour Nietzsche, le rapace n’est pas à condamner, il n’a rien de mauvais en soi, il n’est supérieur que parce que plus puissant. Doit-il réprimer sa force lorsqu’il se mesure aux faibles ? La morale qui dicte cet impératif n’est qu’une parade des faibles : de la même façon qu’il ne viendrait à l’idée de personne de demander au faible de devenir fort (il en est par nature incapable), on ne peut exiger de la force qu’elle se réduise au niveau de celui qui est impuissant. La force n’est pas morale ou immorale, elle est l’être même de celui qui l’exprime.

Considérée sous cet angle, la faiblesse n’a pas à être condamnée, mais rien ne peut obliger à épargner un impuissant. Se poser comme victime revient alors à compenser sa faiblesse en pensant gagner en valeur, devenir ce « bon » que l’on est incapable d’être par soi-même. Ce gain d’être est imaginaire, il reste dans l’ordre de la revendication, n’a aucune expression positive et se cantonne à se servir du mauvais pour exister en creux par ce qu’il lui reproche.

 

Être victime pour compenser non sa faiblesse, mais sa culpabilité

La figure du prisonnier qui purge sa peine est particulièrement exemplaire de ce retournement. La détention comporte forcément des inconvénients inhérents à sa définition même : privation de liberté et annulation de l’individualité, principalement. La gestion des criminels implique une tension qui peut dériver jusqu’à l’écrasement de toute subjectivité. Cette autorité souvent arbitraire a pour but conscient ou non d’annuler la force résiduelle de celui qui a osé braver la loi.

Mais ce mal, vécu comme indéniable, est souvent exagéré et amplifié dans les discours des détenus, et devient un tremplin formidable pour échapper à l’accusation qui pèse sur celui qui a été condamné : « J’ai déjà été jugé, je paie pour mon crime en étant privé de liberté, les conditions lamentables d’incarcération (elles le sont toujours) et la déconsidération quotidienne que je vis ici, ne sont que sadisme. Les gardiens se prennent pour nos juges permanents. Or nous avons déjà été jugés par des personnes compétentes, le personnel de la prison n’a aucun droit à dire qui nous sommes. »

L’inégalité de traitement est la première « accusation » qui fait du détenu une victime. Pour en rajouter à cette dénonciation du système carcéral qui est érigé au nom de la justice, N. surenchérit : « Je peux témoigner de discrimination positive faite à mon égard. Je suis français, blanc de peau. J’ai fait une tentative d’assassinat, les gardiens le savent. Mais je suis diplômé, j’ai un langage plus élaboré que le leur, alors ils me respectent davantage que les autres détenus. Ils s’adressent à moi avec une certaine considération liée à mon niveau d’éducation et aux responsabilités que j’ai eues dans ma vie professionnelle. »

Cellule de prison

L. a maigri de plus de 10 kilos en un an de détention. « Je n’ai pas eu droit d’appeler ma femme pour son anniversaire. Depuis que je suis ici, je ne me sens plus un humain, on nous a relégués au rang d’animaux. Nous sommes continuellement suspects de quelque chose, humiliés et éternellement punis d’exister. Je ne suis pas là par hasard, mais je paie mon tribut à la société par ma détention… Ici j’ai été brisé, jusqu’au fond de moi, cela n’est d’aucun intérêt pour ma réinsertion en tant que citoyen, bien au contraire. »

Un mineur a même fait remarquer qu’on le traitait « comme un chien » et que cela se traduit dans le discours qui est couramment employé à la maison d’arrêt : « On sort pour la promenade, notre repas s’appelle la gamelle... D’accord, on n’est pas dans un hôtel, mais on pourrait bien avoir “un plateau repas” comme partout ailleurs… »

Le prisonnier est confronté à la loi de la manière la plus concrète qui soit. Il n’a plus le choix : il respecte la loi et les règlements comme jamais. Il devient la morale incarnée et son discours change de registre pour formuler un « J’accuse » perpétuel, souvent d’ailleurs à juste titre. Il est coupable d’un crime singulier, mais compense la difficulté d’assumer sa responsabilité en se posant comme porte parole d’une justice qu’il connaît de près, qui se devrait d’être meilleure pour s’autoriser à être universelle et à condamner.

La dénonciation des failles inhérentes à la justice – entorses et faiblesses dont certains affirment crânement avoir profité en d’autres temps – contient pourtant sa propre contradiction. Ce n’est pas dans le but d’une meilleure justice que ces failles sont relevées, mais bien dans l’obsession de faire du coupable une victime, et ainsi de « délayer » sa responsabilité dans la marmite d’une faute plus large : celle d’une justice imparfaite.

 

Retour à la case départ: y a-t-il un moyen réel et non imaginaire, pour la « vraie » victime, de récupérer la perte d’être qui a été subie?

La « vraie » victime est cette personne qui s’est fait arracher son sac par un toxico en manque, celle qui a pris une balle perdue parce qu’elle traversait la rue lors d’un règlement de compte, bref, celle qui a été visée pour un motif qui n’appartient qu’à l’agresseur : sa colère, son besoin pressant ou sa haine gratuite.

Rien de plus effrayant que d’avoir à affronter celui qui a été brisé ou diminué sans raison : il y a là une demande implicite incommensurable, qui donne juste envie de fuir à celui qui s’y trouve confronté. C’est une demande de justice idéale intrinsèquement impossible à réaliser sur terre. Celui qui se pose en victime, même pour des motifs bien réels, devient coupable de pointer un manque fondamental de la société, voire même de l’humanité. Cette accusation ne pouvant trouver de réponse nulle part, elle devient une agression pour celui qui la subit, qui n’a d’autre choix pour la supporter que de nier la victime qui en est devenu le porte parole.

Oeillleton

Cette victime a deux possibilités : l’opportunité de régler un compte antérieur à cette agression, se précipiter dans une passivité qui l’empêche d’agir mais qui dans son imaginaire lui confère tous les droits qu’elle a attendus ou rêvés, ou bien celle de faire de cette diminution d’être l’occasion d’affirmer autre chose de soi. Il s’agit alors de ne pas confiner son être à cette part qui a été attaquée, diminuée ou même anéantie, dire de soi la capacité à être un autre que celui qu’on a trouvé bon de viser, dans le but de donner tort activement et non par l’accusation – qui reste passive – à cet acte.

Profiter d’avoir été victime pour devenir un héros véritable. Autre chose que cela nous donnerait-il la force de nous dépasser ? N’est-ce pas là le seul moyen d’être reconnu dans ce qui nous a été « retiré » ? Seule la victime qui prend en charge personnellement, sans le faire porter à personne, le projet de récupérer ce qui lui a été enlevé de façon illégitime, aura la considération entière d’avoir subi quelque chose, car plus rien n’entrave l’entourage pour reconnaître le préjudice.

Blast, de Larcenet

Certaines victimes y parviennent, et c’est certainement quand il y va de leur survie, car elles réalisent alors qu’aucune demande ne serait commensurable et donc efficace face à l’immensité de la perte vécue. À ce sujet, le récit Jean-Raphaël Hirsch dans son livre Réveille-toi Papa, c’estfini (Albin Michel, 2014) est exemplaire. L’auteur raconte comment en 1946, on retrouva celui qui avait dénoncé son père, le jetant dans les affres d’Auschwitz et provoquant la mort de sa mère qui fut immédiatement gazée. « On tient votre dénonciateur » annonçait la police à Djigo… « Un seul mot de votre part, et il est condamné à mort ». Et Djigo (le père de l’auteur) de répondre : « Non Monsieur le juge d’instruction, il n’y aura pas d’arrêt de mort de ma part pour cet homme… Si j’avais tenu cet homme qui est à l’origine de la mort de ma pauvre femme en 1943, je l’aurais étranglé de mes propres mains. Mais maintenant, j’ai vu trop de cadavres, trop de souffrances. Laissons là. » (p. 584)

Ce témoignage bouleversant nous donne l’occasion de préciser une « évidence » : la revanche que prend la victime pour s’extraire de la condamnation que la réalité a plaquée sur son existence, ne peut en aucun cas être confondue avec une vengeance, qui maintient le sujet à l’intérieur du cadre de sa blessure, de la diminution dont il souffre, tout en rappelant éternellement qu’il a été une victime. Il ne rattrape en rien la part perdue de son être, mais il est seulement celui qui provoque une perte d’être chez son agresseur. Parce qu’il s’inscrit dans la logique d’un « J’accuse » universel dont il est impossible de répondre, il n’obtiendra jamais la reconnaissance du préjudice qu’il a subi.

La première personne qui est invitée (voire raisonnablement obligée) à fuir cette posture, est bien celle qui se retrouve un jour dans l’horreur de cette réalité qui ne possède qu’une seule porte de sortie : affirmer autre chose de soi. On le constate souvent, mais avec un étonnement qui ne tarit pas : on adhère avec évidence à ce que l’on est, sans véritable conscience de la valeur qu’on a – ou qui nous fait défaut–, jusqu’au jour où l’on n’a plus d’autre choix que de devenir un autre.

 

Prison partition