Après le temps de voir, le temps pour comprendre…

Je vous propose ici quelques textes de psychanalystes qui peuvent nous éclairer sur ce qui nous frappe désormais tous. Vous pouvez cliquez sur les titres pour avoir les textes en entier, j’en propose en dessous quelques passages (c’est moi qui souligne dans le texte). 

Sommaire:
-Jacques Lacan – Propos sur la causalité psychique
-J.A. Miller – En direction de l’adolescence
-J.A. Miller – Les prophéties de Lacan
-J.A. Miller – Le théâtre secret de la pulsion
-Éric Laurent – Jouissance et radicalisation
-Geert Hoornaert – Les révolutions nihilistes
-Réginald Blanchet – Emergences djihadistes
-Philippe De Georges – Candide aux mains sales
-Freud et Einstein – Pourquoi la guerre ?

 

Jacques Lacan – Propos sur la causalité psychique

Voici un texte essentiel de Jacques Lacan à propos de la causalité de la folie, de la liberté et de “ce qui se passe de plus sanglant dans le monde, ce qui dans le monde fait couler le sang”… Je remercie Patricia Bosquin-Caroz d’avoir attiré notre attention sur cette référence lors de la préparation du colloque Pipol7 en juillet à Bruxelles.

Voici quelques passages, p.171-172 et 176-177 de ses Écrits:

 

lacan“Cette méconnaissance [essentielle de la folie] se révèle dans la révolte, par où le fou veut imposer la loi de son cœur à ce qui lui apparaît comme le désordre du monde – entreprise “insensée” mais non pas en ce qu’elle est un défaut d’adaptation à la vie (…), entreprise insensée en ceci plutôt que le sujet ne reconnait pas dans ce désordre du monde la manifestation même de son être actuel, et que ce qu’il ressent comme la loi de son cœur, n’est que l’image inversée, autant que virtuelle, de ce même être. (…) Son être est donc enfermé dans un cercle, sauf à ce qu’il le rompre par quelque violence où, portant son coup contre ce qui lui apparaît comme le désordre, il se frappe lui-même par voie de contre-coup social. (…)

Je dis: formule générale de la folie, en ce sens qu’on peut la voir s’appliquer particulièrement à une quelconque de ces phases, par quoi s’accomplit plu ou moins dans chaque destinée le développement dialectique de l’être humain, et qu’elle s’y réalise toujours, comme une stase de l’être dans une identification idéale qui caractérise ce point d’une destinée particulière. (…)

Ce n’est donc pas que je me détourne du drame social qui domine notre temps. (…) Car le risque de la folie se mesure à l’attrait même des identifications où l’homme engage à la fois sa vérité et son être. Loin donc que la folie soit le fait contingent des fragilités de son organisme, elle est la virtualité permanente d’une faille ouverte dans son essence. Loin qu’elle soit pour la liberté “une insulte”, elle est sa plus fidèle compagne, elle suit son mouvement comme une hombre.
Et l’être de l’homme, non seulement ne peut être compris sans la folie, mais il ne serait pas l’être de l’homme s’il ne portait en lui la folie comme la limite de sa liberté. (…)
Ne devient pas fou qui veut. Mais c’est aussi que n’atteint pas qui veut, les risques qui enveloppent la folie. Un organisme débile, une imagination déréglée, des conflits dépassant les forces n’y suffisent pas. Il se peut qu’un corps de fer, des identifications puissantes, les complaisances du destin, inscrites dans les astres, mènent plus sûrement à cette séduction de l’être.”  

 

Jacques-Alain Miller – En direction de l’adolescence

Voici un texte d’orientation de Jacques-Alain Miller lors de son intervention de clôture à la 3e Journée de l’Institut de l’Enfant.

Extraits:

jam-developementFace à la science, une autre tradition : l’islam

Quand Lacan a parlé du Nom-du-Père, il a précisé qu’il le faisait selon la tradition, que c’était appelé comme ça « selon la tradition ». Mais quelle tradition ? La chrétienne, donc la judéo-chrétienne pour autant que le christianisme s’est étayé sur le judaïsme. Mais la mutation de l’ordre symbolique, cette mutation qui voit le Nom-du-Père laisser une place vide, dessine en creux la place où est venue brusquement s’inscrire une autre tradition, qui n’avait pas été invitée mais qui se trouvait sur le marché et qui s’appelle l’islam. C’est un problème qu’on ne se serait pas posé avant cette année-ci. Il a fallu vraiment qu’on soit secoué pour qu’on s’en aperçoive. L’islam est resté intouché par les mutations de l’ordre symbolique en Occident et il est arrivé sur le marché occidental, disponible, accessible à tous par tous les canaux de la communication. Il était là depuis quand même un petit bout de temps, il manquait la publicité que lui ont apportée un certain nombre d’« actions marketing » récentes.

L’islam, lui, n’a pas été comme le judaïsme et le christianisme intimidé par le discours de la science. Et l’islam dit ce qu’il faut faire pour être une femme, pour être un homme, pour être un père, pour être une mère digne de ce nom, là où les curés, les rabbins, ne parlons pas des professeurs laïques, vacillent – maintenant on nous promet « l’instruction civique ». L’islam est spécialement adéquat à donner une forme sociale au non-rapport sexuel. Il prescrit une stricte séparation des sexes, chacun destiné à être élevé, éduqué séparément et de façon hautement différenciée. Autrement dit, l’islam est spécialement conforme à la structure. Il fait du non-rapport un impératif qui proscrit les relations sexuelles hors mariage et d’une façon beaucoup plus absolue que dans les familles qui sont élevées en référence à d’autres discours où tout est laxiste aujourd’hui.

Et Allah – si je puis prononcer ce nom sans mettre en danger cette réunion – est un dieu qui n’est pas un père. Je ne suis pas versé dans toutes les écritures islamiques, mais on m’assure que le qualificatif de père est absolument absent des textes qui se réfèrent à Allah. Allah n’est pas un père. Allah, c’est le Un. C’est le Un sur lequel je faisais cours il y a quelque temps. C’est le Dieu Un et unique. Et c’est un Un absolu, sans dialectique et sans compromis. Ce n’est pas le Dieu qui vous délègue son fils pour ceci, pour cela, et puis, le fils va se plaindre au père « tu m’as abandonné »… et la maman, etc. – toute une histoire de famille. Il n’y a pas de petite histoire de famille avec Allah. C’est sans dialectique et sans compromis. On ne vous raconte pas les colères de Allah comme celles de Jéhovah, qui peste un moment contre les juifs, il ne peut plus les voir en peinture, il les punit, après il les nourrit, etc.

Quoi de plus logique pour des adolescents désorientés que de s’en remettre à l’islam ? L’islam est une véritable bouée de sauvetage pour les adolescents. C’est même une bouée de sauvetage qu’on pourrait leur recommander, enfin… si cet islam ne connaissait pas quelques dérives. En tant que tel, l’islam est peut-être le discours qui tient le mieux compte de ce que la sexualité fait trou dans le réel, qui fige le non-rapport et qui organise le lien social sur le non-rapport. L’État islamique, qui est une dérive, évidemment, de l’islam, apporte peut-être une solution originale au problème du corps de l’Autre. Mais pour cela, peut-être faut-il repasser un peu par Freud.

Le problème du corps de l’Autre

Pour ne pas être trop long, je me contenterais de dire que Freud a pensé que, en dehors du cas de la jouissance orale du sein de la mère, une jouissance attachée à un objet extérieur selon lui – Lacan pensait au contraire que le sein faisait partie du corps de l’enfant –, en dehors du cas de l’enfant à la mamelle, la jouissance pulsionnelle est fondamentalement autoérotique. À la puberté, ajoutait-il, la jouissance change de statut et devient jouissance de l’acte sexuel, jouissance d’un objet extérieur. Dans « Les métamorphoses de la puberté », Freud étudie le problème de la transition de la jouissance autoérotique à la satisfaction copulatoire. Lacan pose que cela ne se fait pas, qu’il s’agit d’une illusion freudienne – foncièrement, je ne jouis pas du corps de l’Autre, il n’y a de jouissance que du corps propre ou jouissance de son fantasme, des fantasmes. On ne jouit pas du corps de l’Autre. On ne jouit jamais que de son propre corps. Nous savons bien comment, sur cette idée de je jouis du corps de l’Autre, s’est branchée toute une mythologie du couple parfait, où se répondent les jouissances, l’amour, etc.

Je me demandais si, au fond, le corps de l’Autre ne s’incarne pas dans le groupe. La clique, la secte, le groupe ne donnent-ils pas un certain accès à un je jouis du corps de l’Autre dont je fais partie ? Cela peut s’effectuer sous les espèces de la sublimation : on chante en groupe, je jouis de son accord, on fait de la musique ensemble, cela élève, etc. Mais évidemment, allant vers la sublimation, ça ne satisfait pas directement la pulsion. Une nouvelle alliance entre l’identification et la pulsion ne serait-elle pas possible ? Vous savez que Lacan dit précisément dans les Écrits que le désir de l’Autre détermine les identifications, mais que celles-ci ne satisfont pas la pulsion. Les scènes de décapitation, prodiguées par l’État islamique à travers le monde entier et qui lui ont valu des milliers de recrues, et l’enthousiasme de ces scènes ne réalisaient-ils pas une nouvelle alliance entre l’identification et la pulsion, spécialement – là, ce n’est pas de la sublimation – la pulsion agressive ?

Évidemment, cela s’inscrit dans le cadre du discours du maître. En S1 , le sujet identifié comme serviteur du désir d’Allah qui se fait agent de la volonté. Quand ce sont les chrétiens, on dit « volonté de castration inscrite dans l’Autre », parce que c’est un rapport de père et fils. Ici, c’est la volonté de mort inscrite dans l’Autre. Elle est au service de la pulsion de mort de l’autre. S1 , c’est le bourreau ; S2 , la victime agenouillée ; la flèche de S1 vers S2 , la décapitation. Je satisfais à cette volonté de mort.

Dans le christianisme, le processus est censé aboutir à la castration du sujet lui-même. Il aboutit, comme dit Lacan, « au narcissisme suprême de la Cause perdue ». Je macère, je me prive, je me castre et je suis grand parce que je me suis dévoué à la cause perdue. Mais dans l’islam, il n’y a aucune fascination pour la cause perdue, ni aucune histoire de castration. Là, dans cette dérive qu’est l’État islamique, il y a : je coupe la tête de l’autre et je suis dans le narcissisme de la cause triomphante, pas de la cause perdue. Là on n’est pas dans le tragique grec, on est dans le triomphe islamique. Je ne connais pas assez la littérature islamique pour l’instant pour savoir ce qui ferait le pendant exact du tragique grec. Je dis : triomphe islamique. Cela a une conséquence très simple. On nous parle aujourd’hui de la déradicalisation des sujets qui ont été pris par ce discours, parce qu’on s’imagine qu’on va pouvoir déconstruire cette construction, alors que d’après moi elle n’est pas de semblant, elle est attachée à un réel de la jouissance qu’on ne va pas défaire comme ça, comme avec des petits boulons, sauf si on le prend tout à fait au début.

Source: http://www.lacan-universite.fr/wp-content/uploads/2015/04/en_direction_de_ladolescence-J_A-Miller-ie.pdf

 

Jacques-Alain Miller – Les prophéties de Lacan

Jacques-Alain MillerLe Point : Jacques Lacan nous éclaire sur l’un des travers de notre société démocratique : l’individualisme roi. Peut-on parler d’une tyrannie du “Un” ?

L’époque est marquée par l’emprise croissante du chiffre, du comptage : on veut tout quantifier. Or le principe du tout-chiffrage, c’est le “Un”. (…) L’islam est la religion qui met le plus l’accent sur le “Un” unique. Or, dans la sexualité, traditionnellement, c’est la dualité qui dominait. Tout était fondé sur la complémentarité des deux sexes. (…) 

Lacan avait déduit que le modèle ancien ne tiendrait pas la route, que la sexualité allait passer du “Un” fusionnel au “Un-tout-seul”. Chacun son truc ! Chacun sa façon de jouir ! Jusqu’à Lacan, on appelait ça l’autoérotisme. Et on pensait : normalement, ça se résorbe, car les deux sexes sont faits l’un pour l’autre. Eh bien, pas du tout ! C’est un préjugé. À la base, dans l’inconscient, votre jouissance n’est complémentaire de celle de personne. Des constructions sociales tenaient tout cet imaginaire en place. Maintenant, elles vacillent, car la poussée du “Un” se traduit sur le plan politique par la démocratie à tout-va : le droit de chacun à sa jouissance propre devient un “droit humain”. Au nom de quoi la mienne serait-elle moins citoyenne que la tienne ? Ce n’est plus compréhensible. C’est aussi pourquoi le modèle général de la vie quotidienne au XXIe siècle, c’est l’addiction. Le “Un” jouit tout seul avec sa drogue, et toute activité peut devenir drogue : le sport, le sexe, le travail, le smartphone, Facebook…

Faut-il se réjouir de la puissance de la science ? Lacan disait craindre ses effets…

On se réjouit et on craint à la fois. La science, c’est une frénésie. Elle a débuté doucement, à pas de colombe, au XVIIe siècle. Elle secoue désormais l’humanité entière, qui a mordu la pomme et en est chavirée. Les saccades se font de plus en plus rapides. Et impossible d’y couper, car la suprématie du “Un” provient du langage lui-même. Cette frénésie, Lacan l’assimilait à la pulsion de mort. Nulle nostalgie n’arrêtera ça, nul comité d’éthique. Nos conditions d’existence subiront des bouleversements à fendre l’âme, car l’âme a bien du mal à marcher du même pas. Déjà Baudelaire, au début de la révolution industrielle, pleurait sur le Paris que Haussmann rayait de la carte. Le changement est certain. Pour le meilleur ou pour le pire ? C’est selon.

Lacan annonçait le retour du sacré. Certains semblent avoir trouvé dans la religion un antidote au triomphe de la science. Entre cette dernière et Dieu, n’y a-t-il pas incompatibilité ?

Au contraire, le retour de la religion, c’est la compensation nécessaire à la situation. Voyez : les rapports antiques se défont ; chacun est livré à la solitude du “Un” ; on souffre d’être soumis à un maître aveugle et brutal, le chiffre, de plus en plus insensé, et même hors sens. Qui vous tirera de cette géhenne ? Ce ne sont tout de même pas les thérapies qui promettent au “Un” qu’il se guérira tout seul de son mal-être, s’il s’autopersuade tous les matins qu’il est maître de soi comme de l’univers. Culture, “entertainment” ? Oui, mais c’est insuffisant. On se tourne vers la religion. Là, on trouve des spécialistes, qui offrent depuis toujours à l’humanité souffrante un sens à donner à la vie. Et ce sens met du lien social, du liant, entre les pauvres “Uns” épars que nous sommes devenus.

Le “Un”, c’est aussi le culte de l’identité de soi à soi, la difficulté à supporter l’Autre, celui qui ne jouit pas de la même manière que vous. Quand c’était “chacun chez soi”, pas de racisme, sinon, bien sûr, celui des hommes à l’endroit des femmes, dont le désir n’est visiblement pas conforme au leur. Mais on est allé déranger des gens qui vivaient leur vie à leur façon, et c’est aujourd’hui le retour de bâton. On se transbahute, on se mélange, on se connecte. Il n’y a pas choc frontal des civilisations, mais, au contraire, un extraordinaire mixage des modes de vie, de jouissance et de croyance, qui travaille les identités et les refend de l’intérieur. Voyez l’assassin norvégien : il est du type “Un-tout-seul” ; il tue au nom d’une identité européenne largement imaginaire ; et il tue ses semblables, non les musulmans. Tout y est. Cet événement contingent, tragique et insensé est un miroir du monde. (…)

Il y a grand désordre dans le signifiant ! Le signe monétaire est en cavale, il a sa logique propre, que personne ne maîtrise, avec les effets psychiques qui s’ensuivent : agitation, affolement, angoisse. C’est une affaire d’écriture, car tout est chiffre, mais surtout de parole. Comme plus rien n’est fixe, négocier un accord, un “deal”, exige une conversation permanente. Seulement, il est très difficile de conclure, en raison du nombre d’êtres parlants impliqués.

Et, depuis peu, il y a les fondamentalistes monétaires du Tea Party : ils veulent au moins un dollar d’épargne pour un dollar d’endettement. Ce sont les fous du “Un” ! Résultat : le pire.

 

Jacques-Alain Miller – Le théâtre secret de la pulsion

J’ai déjà parlé de cette référence, je la remets ici car Jam y dit quelque chose de la haine comme passion qui peut avoir une fonction dans la folie…

Extrait:

jam-visage“La haine est la plus intense des passions. L’amour se prend aux apparences, tandis que la haine est radicale: elle vise l’être. Il arrive qu’elle agrafe tout l’univers mental d’un sujet, suppléant ainsi au trou béant de sa psychose.

Quand cette haine passe à l’acte, le théâtre secret de la pulsion se dévoile comme « théâtre de la cruauté » (Antonin Artaud). Et c’est alors « l’effroi, l’horreur, le frisson sacré ». Car chacun d’entre nous, tout éperdu de compassion qu’il soit, est aussi sollicité dans sa part irréductible d’inhumanité, sans laquelle il n’y a pas d’humanité qui tienne.” 

 

 

Eric Laurent – Jouissance et radicalisation

Ce texte paru dans Lacan Quotidien est l’intervention d’Éric Laurent au colloque Pipol7 de juillet 2015. Il y conversait avec Fetih Benslama (psychanalyste qui a écrit notamment “Déclaration d’insoumission : À l’usage des musulmans et de ceux qui ne le sont pas”, “La psychanalyse à l’épreuve de l’Islam” et “La Guerre des subjectivités en Islam”) et avec Rachid Benzine (islamologue qui a écrit notamment “Le Coran expliqué aux jeunes” et “Les nouveaux penseurs de l’islam”).

Extraits:

Eric LaurentFetih Benslama souligne d’emblée l’échec des discours de la psychologie et de la sociologie pour arriver à qualifier ces phénomènes. Du point de vue de la psychologie, les auteurs ne peuvent que constater la très grande hétérogénéité des sujets qui en sont frappés, que ce soit en terme de pathologies, lorsqu’elle peuvent être isolées, en terme de caractères ou en terme de « profils », comme s’expriment ces auteurs. Du point de vue de la sociologie, on rencontre les mêmes diffcultés. Ces sujets peuvent provenir de classes aisées ou pauvres, être diplômés et quelquefois très diplômés, ou pas du tout. Ils peuvent avoir des carrières préalables de petits, moyens ou grands délinquants ou être « inconnus des services de police ». La psychanalyse est bien ce qui aborde un réel, au-delà du point où les discours établis n’arrivent pas à situer le lieu des phénomènes. Nous l’abordons comme un point où se noue la problématique de la religion comme machine à faire sens, mais en sachant qu’elle a dans son cœur un point de non-sens, de hors-sens. Devant ces phénomènes d’autosacrifce, nous saisissons le paradoxe porté à son incandescence. Les discours établis faiblissent, pâlissent, n’arrivent rien à saisir – quels que soient leurs efforts d’évaluation qui peuvent aller jusqu’au ridicule – dans les profils bizarres et contradictoires qui sont proposés.

Le second point sur lequel nous pourrions échanger est de savoir ce que veut dire cette belle et terrible expression utilisée par ces jeunes : « venger ma vie ». Cette expression présente, en une première intention, une équivalence entre « venger sa vie » et « donner du sens à sa vie ». Fethi Benslama dit justement que ces jeunes n’arrivent pas à qualifer par les discours établis ce qui se passe exactement dans leur vie, mais lorsqu’on a l’occasion de parler avec des garçons ou des flles sur cette voie, c’est le sentiment d’une impasse, d’un vide que nous trouvons. En effet, venger sa vie, c’est aussi redonner du sens. Ce donner du sens est au cœur du dispositif religieux, « Le réel, pour peu que la science y mette du sien, va s’étendre, et la religion aura là beaucoup plus de raisons encore d’apaiser les cœurs. (…) Et ça, pour le sens, ils en connaissent un bout. Ils sont capables de donner un sens vraiment à n’importe quoi » (J. Lacan, Le Triomphe de la religion, Paris, Seuil, coll. Paradoxes de Lacan, 2005, p. 79-80).

Il note que ces jeunes gens défient les profils pour venger un « Idéal blessé » ; ils retournent vers un idéal en voulant devenir un martyr. S’agit-il d’un retour à l’idéal, d’une voie vers l’idéal (…), ou bien est-ce une voie vers une jouissance nouvelle, qui défie les qualifications (…) ? La jouissance de celui qui s’autodétruit – et F. Benslama cite des textes très parlants de jeunes qui se sacrifient : « Mes frères, je me suis juré de ne me présenter devant Dieu et mon maître l’imam Hussein qu’en morceaux, découpé, sans tête et sans mains, pour posséder un mérite réel devant le roi des puissants et devant l’imam Hussein et ses compagnons qui ont sacrifié leur vie pour lui ». Il y a là une jouissance spéciale qui permet au sujet de rejoindre alors le nouveau monde dans lequel nous nous trouvons, un monde dans lequel l’idéal du moi pâlit, comme dit Lacan, devant la montée au zénith de l’objet a, de la jouissance.

Nous avons plutôt affaire à une altération particulière des idéaux qui ne tiendrait que par un pousse-au-jouir, un pousse au jouir d’une façon nouvelle, qui donne un référent nouveau au vieux nom de martyr. Le sens dont il est question à ce moment-là passe par la production d’un objet irrésorbable dans le dispositif de la civilisation que nous connaissons, par cette jouissance nouvelle

J’ai trouvé très importante la notation de Rachid Benzine, dans son abord de la « laïcité facile » selon laquelle nous ne savons plus maintenant ce que c’est que l’effort d’être athée. La position laïque se présente dans le discours européen comme une position « par défaut », comme le disent les économistes comportementalistes, comme un déficit. Les débats sur la laïcité sont en un sens un masque posé sur l’absence de débats sur la possibilité de l’athéisme. Cela pourrait nous suggérer d’aller à l’encontre des efforts de notre ami Régis Debray qui, depuis des années – plus de vingt ans – veut introduire « l’enseignement du fait religieux » à l’école. Il faudrait plutôt y réintroduire l’enseignement de ce que c’est d’être athée. Il faudrait procéder par les exemples des grandes fgures de l’athéisme, pour nous approcher de ce que ça a été à un moment donné. Nous n’en avons plus la moindre idée. Réintroduire cet enseignement – ou l’introduire – rendra service aux élèves des écoles, de la même façon que, dans la littérature, on enseigne, grâce à Dieu, Verlaine et Rimbaud, c’est-à-dire des paroles de fous, de délirants, d’homosexuels, de drogués tirant des coups de feu passionnels, dont les textes magnifques ont donné des points d’accrochage à la jeunesse perdue, leur donnant des mots pour nommer les expériences innommables qu’ils pouvaient traverser.

J’ai aussi trouvé très important l’accent mis par Rachid Benzine sur la façon dont le sujet religieux ne vit pas seulement le texte, il vit dans un temps particulier. L’opérateur qui « donne sens » n’est pas seulement la vérité, c’est aussi le temps (…) En ce sens, le temps juif, qui est centré sur le messianisme, le temps chrétien, qui est centré sur l’attente de la fin des temps, mais différée, et le temps musulman, ont des façons très différentes d’être plongés dans l’Être. Nous ne pouvons nous contenter d’évoquer un « rapport au texte, au livre, à l’écrit » qui serait commun. Cette dimension du commun doit être spécifée par un rapport distinct au temps. Cette dimension spécifque du temps, du retour à l’origine, est sans doute à mettre en rapport et à distinguer des effet spécifques de la radicalité du Un de l’Islam.

  

Geert Hoornaert – Les révolutions nihilistes

Il y a quelques jours, j’ai posté ici un article de Geert Hoornaert sur “Les révolutions nihilistes”. Car tuer l’autre, on peut en trouver toutes sortes de justifications… mais pourquoi se tuer soi-même dans le même mouvement? Ce n’est pas un hasard, ce n’est pas un accident ni un échec, c’est plutôt inclut dans le projet même des djihadistes, comme lors d’autres moments terribles de l’Histoire. Geert Hoornaert revient sur une certaine logique du crime…

Extraits:

geert-hoornaert-bibliotheque “Il s’agit donc d’éradiquer une supposée jouissance mauvaise, “intellectuelle”. Le moyen, c’est la destruction totale de toute institution humaine. Celles-ci ont pourtant comme essence de refréner la jouissance. Le paradoxe se solutionne dans un gigantesque suicide détourné. (…)

Contrer l’invasion de cette jouissance extime par le nettoyage racial aboutit à l’auto-destruction et à la “terre brûlée”. La chose n’est pas à lire comme un échec, mais réalise ce qui était inscrit dans le projet initial. (…)

En 2015, les victimes [de Charlie Hebdo] sont tuées pour ce qu’elles ont fait en leur nom propre. A travers elles, les idéaux occidentaux sont visés. Un jour plus tard, quatre Juifs sont abattus. Ce qu’ils ont fait en leur nom propre n’y est pour rien: c’est autre chose qui est visé, un nom que Lacan identifiait à celui de l’objet a. Que l’agresseur ait lui aussi inclus sa propre mort dans les calculs de l’opération montre que là aussi, ce qui devait être atteint, c’est son propre être de jouissance en frappant l’autre.”

 

Réginald Blanchet – Emergences djihadistes

Article paru dans Lacan Quotidien n°496.

Extraits:

Réginald BlanchetL’actualité nous le rappelle : le djihadisme est devenu un symptôme occidental. Le symptôme est le signe de ce qui ne va pas dans le réel. (…)

Pour le sociologue Farhad Khosrokhavar, les tueries du jeune djihadiste européen sont l’aboutissement d’une trajectoire personnelle. Or, il apparaît que cette trajectoire est caractéristique. Le sociologue la décrit ainsi : « On pourrait pratiquement dresser le portrait robot du djihadiste maison [français] : ils sont presque tous des jeunes au passé délinquant, ayant commis des actes de vol ou de trafic ; ils ont presque tous connu une période d’emprisonnement, quasiment tous étaient désislamisés et sont devenus musulmans « born again » ou convertis djihadistes sous l’influence d’un gourou, des copains ou à partir de leurs lectures sur Internet ; enfin, ils ont tous fait le voyage initiatique dans un pays du Moyen Orient ou des zones de guerre (Irak, Syrie, Afghanistan, Pakistan…). Le quadrilatère délinquance, prison, voyage guerrier et islamisation radicale les caractérise quasiment tous. »  

Retenons la caractéristique majeure de ce profil : le jeune djihadiste français est un « désaffilié ». Entendons qu’il n’est pas intégré dans l’ordre social, voire qu’il en est exclu. Le fait qu’il soit jeune est déjà significatif en soi, la jeunesse étant au premier chef la catégorie de la population qui n’a pas encore fait sa place dans la vie . Le jeune djihadiste appartient aussi aux classes populaires déstabilisées par la crise économique dont elles souffrent particulièrement. Il fait partie de la deuxième génération d’immigrés en provenance du Maghreb, celle qui est née en France et qui n’a pas de rapports étroits avec le pays d’origine de ses parents dont souvent il ne parle pas la langue, ni ne pratique la religion. Il partage en revanche cette sous-culture propre aux jeunes des banlieues des mégapoles, qui se définit en opposition avec les codes de la culture dominante, voire de la légalité. C’est dire que ces jeunes ont un vif sentiment de leur ségrégation. À ce titre, ils sont les produits d’une caractéristique majeure de nos sociétés occidentales : elles sont fondées sur l’exclusion d’une part importante de leurs populations. Il convient ici de noter la nouveauté. Le capitalisme contemporain ne fait pas qu’exploiter ou opprimer. Il produit un homme nouveau : « l’homme jetable ». Ce ne sont plus seulement des objets qui sont consommés, ce sont les hommes eux-mêmes. Ils entrent dans la vie économique comme un de ses éléments, et en sont rejetés dès lors qu’ils ne servent à rien, comme des déchets. Nos civilisations sont en effet des civilisations du déchet. Ils sont à la fois les produits et les témoins de la nouvelle donne civilisationnelle du capitalisme tardif. C’est leur ségrégation qu’ils agissent lorsqu’ils se mettent au ban de la société et vivent de l’illégalisme. (…)

La rencontre est avant tout celle d’un mentor, imam peu ou prou autoproclamé, supposé dépositaire d’un savoir. Le savoir est celui supposé inscrit dans le Livre Sacré, un savoir sacré donc, un savoir qui légitime l’engagement djihadiste qu’il commande et qu’il sacralise. C’est de cette opération de sacralisation de la condition de paria que la prison va être le foyer. Cette sacralisation va transformer le paria en rédempteur de l’oumma, la communauté musulmane. Le déchet de la société se trouve transformé en objet glorieux du sacrifice rédempteur de la communauté des proscrits.

Mais la modalité de la rédemption ici n’est pas de facture positive. Elle se définit comme négative, c’est-à-dire visant à l’élimination radicale de l’Autre, de l’impie. (…) Par voie de conséquence, le devoir du combattant djihadiste est de tuer : tuer l’impie, tuer l’Occident qui est le foyer de la persécution planétaire dont pâtit l’oumma. (…)

F. Khosrokhavar le note : « Souvent la radicalisation précède l’islamisation. C’est en prison que l’on approfondit la version de l’islam radical en prenant langue avec les détenus qui sont des imams autoproclamés et qui affirment que l’islam, c’est le djihad dans le sens de la guerre ouverte contre les “hérétiques”. »  La guerre ici n’est que la figure discursive de la volonté de tuer et d’être tué, et l’islamisme radical, le salafisme, la rhétorique d’une jouissance apocalyptique. Volonté de néant donc, nihilisme subjectif, le jeune djihadiste atteint à son accomplissement dans la mort. Mort donnée, et mort qu’il se donne. N’était-ce pas le mot de la fin vociféré par Mohamed Merah aux gendarmes qui l’encerclaient, armes aux poings, qu’il préfère la mort à tout ? (…)

Mais par-delà le désir de mort et la jouissance nihiliste, il est un autre aspect de la tuerie djihadiste qui lui donne sa véritable portée subjective. Celui qui tue revêt la guise de l’objet terrifiant. Les mises en scène des exécutions djihadistes diffusées sur les médias du monde entier, soigneusement mises au point de sorte qu’elles attestent du monstrueux absolu, visent un seul objectif : celui de tétaniser le spectateur que nous sommes, de le transir d’effroi, bref de provoquer en lui cette angoisse qui pourrait être aussi le signe de son émoi, voire de son excitation inconsciente. Le tueur jouit par avance de la terreur qu’il inspire à l’Autre. Il jouit de cet effet de la violence crue, celle qui déshumanise la victime, la ravale au rang de l’animal que l’on égorge. Le sang versé dit l’objet qui fait la jouissance du tueur : il est avide de sang. (…)

Mais en tant qu’exécuteur de la sentence divine, il se fait un nom, un nom de héros. La médiatisation à outrance des actions terroristes par leurs auteurs eux-mêmes dit bien la dimension de la renommée qu’ils revendiquent. De petit minable anonyme de banlieue qu’il était, le jeune délinquant, mal dans sa peau et mis au rebut de la société, fait ainsi son entrée grandiose et sans retour dans l’Histoire sous les espèces du héros négatif à l’aura indélébile. Il a gagné l’éternité. Mais c’est dans la guise de l’objet a ou du « fétiche noir » (Lacan) qu’il est devenu à jamais. (…)

Il convient de distinguer, nous avertissent les observateurs, un deuxième groupe d’aspirants au djihadisme. Il n’assemble plus les laissés pour compte de la société. Ceux qui le composent ne sont pas passés par la prison. Ils ne sont pas forcément d’ascendance immigrée. Ils appartiennent aux classes moyennes parfaitement intégrées dans la société et ne participent pas de l’habitus délinquant. Comment dès lors comprendre leur adhésion au djihadisme ? Ici l’aspect de décision personnelle est sans doute nettement plus manifeste. il s’agit ici d’une demande de normativité hyperrépressive. Il n’est pas déplacé d’y percevoir en acte ce que Lacan a épinglé comme « la figure obscène et féroce du Surmoi ». Il est commandement de jouir, de jouir de l’excès comme tel, du plus-de-jouir que l’on récupère d’une soumission extravagante à la Loi réduite à un énoncé sans énonciation. 

 

Philippe De Georges – Candide aux mains sales

Voici un texte de Philippe De Georges pour La Règle du Jeu.

Extraits:

Du coup, faut-il se remettre à croire ? L’espérance renaît-elle ? Laissons ceux qui veulent à tout prix rêver à leurs illusions éternelles. Nous sommes immunisés : c’est à nous que Lacan a su rappeler que l’essence de l’Philippe de GeorgesEtat, selon Hegel, est sa police (Ornicar ? 49, François Regnault) et que les lendemains qui chantent en ont conduit plus d’un au suicide (Lacan, Télévision).

Aussi pensons-nous depuis qu’il n’y a rien de bien à attendre de la masse prise comme signifiant-maître. Mais nous savons aussi que « cette absence d’espérance n’est pas le désespoir. Elle ouvre sur une sagesse. Mais laquelle ? » (Jacques-Alain Miller, Le séminaire XXIII, page 243). La question est ouverte. Elle ne fait pas de nous des non-dupes, des revenus-de-tout. Elle permet au contraire de tirer autre chose de notre lucidité que la joie mauvaise (Schadenfreude) de quelques mélancoliques de mauvaise augure : laissons Zemmour et Houellebecq à leur délectation !

Non ! Le 7 janvier n’a pas fait signe du suicide français : c’était un assassinat ! Rien n’est résolu, au contraire : le plus terrible est à venir et nous n’avons aucune promesse, sinon celle churchillienne du sang et des larmes. 

Toutes les erreurs peuvent être commises : privilégier les vedettes pas toujours responsables (au sens de l’éthique de Weber) de Charlie, plutôt que les juifs anonymes et les flics, éventuellement musulmans. Céder à la panique et être gagnés par la haine, comme déjà par la surenchère sécuritaire. Tomber dans les amalgames que masquent mal quelques dénégations (ce ne sont pas tous les arabes…), qui poussent à la radicalisation des adolescents en mal de maîtres et que tente le retour de Dieu et de son passé funeste. Répondre par des lois liberticides inspirées du Patriot Act ou se lancer dans des gesticulations buschiennes imaginées par les néoconservateurs…

Tout cela est possible et nous crée d’autant plus un devoir de présence. Car, et c’est encore Lacan qui nous alerte, les Lumières ont raté le coup, d’établir un discours sans maître, eux qui ont au contraire conduit à « l’instauration d’une race de maîtres plus féroces que tout ce qu’on avait vu » (Lacan, Je parle aux murs) : déjà Napoléon perçait sous Mirabeau et quelques jours suffisent à Maximilien de Robespierre pour passer de son merveilleux discours du 6 mai 1794 à la Terreur…

Oui, nous le savons. Comme nous savons que Le kantisme a les mains pures, mais (qu’)il n’a pas de mains. Pas la Belle âme, donc, mais Candide aux mains sales.

 

Freud et Einstein – Pourquoi la guerre ?

Retour sur cette correspondance épiscolaire entre Albert Einstein et Sigmund Freud à l’initiative de la Société des Nations, en 1933.

Extraits de la réponse de Freud à la question d’Einstein: comment éviter la guerre?:

Albert Einstein et Sigmund FreudII n’est possible d’éviter à coup sûr la guerre que si les hommes s’entendent pour instituer une puissance centrale aux arrêts de laquelle on s’en remet dans tous les conflits d’intérêt. En pareil cas, deux nécessités s’imposent au même titre : celle de créer une semblable instance suprême et celle de la doter de la force appropriée. Sans la seconde, la première n’est d’aucune utilité. Or la Société des Nations a bien été conçue comme autorité suprême de ce genre, mais la deuxième condition n’est pas remplie. La Société des Nations ne dispose pas d’une force à elle et ne peut en obtenir que si les membres de la nouvelle association, — les différents États, — la lui concèdent. (…)

On commet une erreur de calcul en négligeant le fait que le droit était, à l’origine, la force brutale et qu’il ne peut encore se dispenser du concours de la force. (…)

Vous vous étonnez qu’il soit si facile d’exciter les hommes à la guerre et vous présumez qu’ils ont en eux un principe actif, un instinct de haine et de destruction tout prêt à accueillir cette sorte d’excitation. Nous croyons à l’existence d’un tel penchant et nous nous sommes précisément efforcés, au cours de ces dernières années, d’en étudier les manifestations. (…)

L’instinct de mort devient pulsion destructrice par le fait qu’il s’extériorise, à l’aide de certains organes, contre les objets. L’être animé protège pour ainsi dire sa propre existence en détruisant l’élément étranger. Mais une part de l’instinct de mort demeure agissante au-dedans de l’être animé et nous avons tenté de faire dériver toute une série de phénomènes normaux et pathologiques de cette réversion intérieure de la pulsion destructrice. Nous avons même commis l’hérésie d’expliquer l’origine de notre conscience par un de ces revirements de l’agressivité vers le dedans. On ne saurait donc, vous le voyez, considérer un tel phénomène à la légère, quand il se manifeste sur une trop grande échelle ; il en devient proprement malsain, tandis que l’application de ces forces instinctives à la destruction dans le monde extérieur soulage l’être vivant et doit avoir une action bienfaisante. (…)

En partant de nos lois mythologiques de l’instinct, nous arrivons aisément à une formule qui fraye indirectement une voie à la lutte contre la guerre. Si la propension à la guerre est un produit de la pulsion destructrice, il y a donc lieu de faire appel à l’adversaire de ce penchant, à l’eros. Tout ce qui engendre, parmi les hommes, des liens de sentiment doit réagir contre la guerre. Ces liens peuvent être de deux sortes. En premier lieu, des rapports tels qu’il s’en manifeste à l’égard d’un objet d’amour, même sans intentions sexuelles. La psychanalyse n’a pas à rougir de parler d’amour, en l’occurrence, car la religion use d’un même langage : aime ton prochain comme toi- même. Obligation facile à proférer, mais difficile à remplir. La seconde catégorie de liens sentimentaux est celle qui procède de l’identification. C’est sur eux que repose, en grande partie, l’édifice de la société humaine. (…)

Pourquoi nous élevons-nous avec tant de force contre la guerre, vous et moi et tant d’autres avec nous, pourquoi n’en prenons-nous pas notre parti comme de l’une des innombrables vicissitudes de la vie  ? (…)

Depuis des temps immémoriaux, l’humanité subit le phénomène du développement de la culture. (D’aucuns préfèrent, je le sais, user ici du terme de civilisation.) C’est à ce phénomène que nous devons le meilleur de ce dont nous sommes faits et une bonne part de ce dont nous souffrons. (…)

Les transformations psychiques qui accompagnent le phénomène de la culture, sont évidentes et indubitables. Elles consistent en une éviction progressive des fins instinctives, jointe à une limitation des réactions impulsives. (…)

Au nombre des caractères psychologiques de la culture, il en est deux qui apparaissent comme les plus importants :l’affermissement de l’intellect, qui tend à maîtriser la vie instinctive, et la réversion intérieure du penchant agressif, avec toutes ses conséquences favorables et dangereuses. Or les conceptions psychiques vers lesquelles l’évolution de la culture nous entraîne se trouvent heurtées de la manière la plus vive par la guerre, et c’est pour cela que nous devons nous insurger contre elle ; nous ne pouvons simplement plus du tout la supporter ; ce n’est pas seulement une répugnance intellectuelle et affective, mais bien, chez nous, pacifistes, une intolérance constitutionnelle, une idiosyncrasie en quelque sorte grossie à l’extrême. (…)

Et maintenant combien de temps faudra-t-il encore pour que les autres deviennent pacifistes à leur tour  ? On ne saurait le dire, mais peut-être n’est-ce pas une utopie que d’espérer dans l’action de ces deux éléments, la conception culturelle et la crainte justifiée des répercussions d’une conflagration future, — pour mettre un terme à la guerre, dans un avenir prochain. Par quels chemins ou détours, nous ne pouvons le deviner.


 

Voilà, c’est tout pour aujourd’hui. Si vous avez d’autres références à proposer, n’hésiter pas à les partager dans les commentaires ci-dessous!