Au théâtre, c’est pour du faux, alors allons-y vraiment !
Et c’est une femme qui te parle.
-Dominique Serron, lettre à Alfred Jarry

 

Hier je me suis offert une soirée théâtrale au théâtre des Martyrs, à Bruxelles. Rien à voir avec l’École du crime, me direz-vous, et vous aurez raison : c’est pour ça que j’ai mis une catégorie « …en liberté » là au-d’sus, voyez? Y’a pas de raison ! Et y’a pas de raison de ne suivre que la raison.

 

Mon prologue

Une bonne soirée théâtrale, ça se prépare ! Surtout lorsque la représentation commence à 19h, tu fais quoi, toi ? Tu manges avant ou après ? Heureusement, les Martyrs proposent quelques plats très bien réalisés, légers et dont le prix est plus que correct. Mais cette fois-ci j’ai opté pour les frites de chez Georgette, en bas de la rue des bouchers. Parce que, curieusement, trouver de BONNES frites dans le Centre de Bruxelles, avec des sauces faites maison et tout, c’est juste une galère !

 

Retour sur la cuisine des martyrs : même si vous n’y mangez pas, demandez la bière du mois, soigneusement choisie par le patron ! Cette fois-ci j’ai pu découvrir la « Kerst Pater Christmas », qui tire tout de même à 9°. Ce qui m’a permis de me mettre dans l’ambiance de la pièce du soir : UBU ROI !

 

biere

Quoi de mieux qu’une “Père Noël” pour se préparer au Père Ubu?

 

La pièce: le bête Ubu !

 

Dans la salle, juste devant moi, un spectateur lit le journal où je retrouve en titre le pitch de la pièce : « L’absolue bêtise du tyran » et une interview de la metteuse en scène Dominique Serron.

 

public

 

L’histoire est connue: le couple Ubu a ourdi un putsch contre le Roi de Pologne Venceslas et le tuent. Le “père Ubu” se coiffe de la couronne et le peuple accepte cet auto-couronnement, au prix de quelques cadeaux: il faut bien sortir quelques pièces de sa poches pour se mettre le peuple… dans la poche. Ensuite, ce sera le règne de l’incompétence du nouveau Roi, de la terreur, des décisions arbitraires et de la collecte frénétique d’impôts variés pour agrandir sans fin sa richesse. Ses excès finiront par signer la fin de son règne.

Dans le (joli) folder remis en entrant dans la salle, j’apprends qu’Alfred Jarry a écrit cette pièce à 15 ans (!) et qu’il s’agissait de parodier, dans cette figure de roi débile et tout puissant, leur professeur de physique. Et il sera moins question dans cette représentation de la physique que du physique (des personnages): corps riants, corps criants, corps priants, corps sous toutes ses coutures dont on aperçoit d’ailleurs les coutures.

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Dominique Serron suit les flèches et les indications du jeune Jarry pour mener le public dans un hors-piste permanent. Car il faut bien savoir où est la piste pour pouvoir y échapper!

Et nous y échappons, tant cette version d’Ubu est un feu d’artifice scénique : marionnettes, masques, jeux sur la profondeur de la scène, transparence, projections sur le mur du fond (plans de bataille, description du décor absent, texte à réciter par les spectateurs, etc.). Mille trouvailles émaillent ce spectacle bourré de références. Bourré tout cours, d’ailleurs. Un “prologue” est même inventé où, dos aux spectateurs présents, les comédiens saluent un public imaginaire, avant de se retourner et se disperser en coulisses.

Le public lui-même fait partie de la pièce : on chante, on frappe des mains, on attrape des “pièces d’or” au vol ! Le tout dans une liberté de ton et de rupture de style propres à l’écriture de Jarry, cet ami qui nous veut du bien. 

 

Les acteurs ont 15 ans !

 

Voici donc l’idée : les acteurs sont tous Alfred Jarry. Ils ont tous 15 ans ! Le père Ubu, joué par un Vincent Huertas transcendant, commence habillé en costume d’époque et se dépouille progressivement de ses oripeaux et de sa fausse bedaine pour se retrouver en culotte courte… puis de plus en plus nus. Une réelle pantalonade, si ce n’est ses accès de rage qui le rendent si effrayant par moment.

Le Père Ubu

Le Père Ubu (Vincent Huertas)

 

Ils sont six autres acteurs, tous magnifiques (France Bastoen, Laure Voglaire, François Langlois, Réal Siellez et Luc Van Grunderbeeck), qui jouent chacun plusieurs rôles, puisque la pièce était jouée initialement par dix-sept acteurs! Ils y jouent les personnages principaux gravitant autour du couple Ubu, des rôles secondaires, et même les foules, les armées ! Mais il y a aussi des acteurs de chiffons, des machines inattendues et… des œufs, pour symboliser les Magistrats passant par la machine à décervelage.

 

Les acteurs prennent un visible plaisir à jouer, danser, chanter, jouer sur les accents (du Borinage, du Québec et, bien sûr, bruxellois). Les objets aussi semblent prendre du plaisir à délirer : les Rois trônent sur des wc, les expressions symboliques étant prises au réel comme pour mieux montrer toute la violence du langage lorsqu’il n’est pas a minima régulé. 

Potache, donc débridé. Les acteurs s’amusent comme des gamins, comme des ados. Vous savez : quand on dessinait des bittes sur les bancs des classes, quand « Dans ton cul » était la réponse universelle, quand on lâchait des gros mots non seulement comme insultes à la face du monde, mais comme expression d’un trop-plein d’excitation corporelle propre à cet éveil du printemps qu’est l’adolescence. Et s’il y a révolte contre l’autorité bête, illégitime, il y a en même temps passion pour la figure du Maître. “Vous voulez un Maître, lançait Lacan aux étudiants en 68, vous l’aurez !”

Les corps sont rapetissés, grandis, dansés, agis et tordus dans tous les sens. Cette troupe de l’Infini fait exister, consister, un au-delà du récit : c’est un théâtre du corps en acte. 

 

L’absolue bêtise du tyran

 

« L’absolue bêtise du tyran », titrait le journal du spectateur devant moi. Car le père Ubu et la mère Ubu sont des personnages vulgaires, trouillards et cupides. Alors que le Roi précédent était nanifié et inconsistant. Comme si le choix impossible de notre époque était à faire entre une figure de l’inconsistance (“normale”, disait un de nos récent Maître élu) et une figure de la consistance dangereuse. 

 

« Mais je vais tout changer moi… », dit le tyran, les deux mains accrochées aux manettes de la vie, devenu soudain vampire ! Iront à la trappe ceux qui ne paieront pas.

Et puis tu nous montres aussi l’endroit de la haine latente qui ne demande qu’à fermenter et devenir.

-Dominique Serron, lettre à Alfred Jarry

 

À l’heure où les journaux reviennent sans cesse sur l’inanité et la dangerosité du programme FN en France, une vidéo tourne en boucle sur la toile: elle montre la bêtise de Marion Maréchal Le Pen, incapable de dire un mot sur le programme de son parti. 

 

 

Cette bêtise des candidats FN est mise en avant par les défenseurs de la démocratie pour leur faire barrage. Mais, à en croire la tragédie d’Ubu, ce n’est certainement pas la bêtise qui empêchera son ascension, même si elle précipitera sa chute.

Certaines personnes pensent qu’il faut aller jusqu’au fond de la piscine pour pouvoir remonter.

Puissions-nous ne pas arriver à une telle extrémité.

 

Le pouvoir puant, collant, opaque qui nous étrangle, nous étouffe, nous met dans la « pôche » du mal , nous « décervelle », faisant de nous des pantins sans souffle et sans sexe. Tu nous montres comment Ubu l’immonde – que tu incarnais volontiers – obtient la couronne, en devient toqué, détruit tout autour de lui, ne pense qu’à son argent et à se goinfrer.

Tu nous montres comment chacun, ne pensant qu’à son intérêt, complice de son avancement, s’est fait l’allié de sa débauche et se retrouve ensuite victime du bourreau qu’il a nourri.

-Dominique Serron, lettre à Alfred Jarry

 

Allez voir la pièce !

 

Ce sera ma conclusion: il vous reste trois jours pour réserver vos places: jeudi, vendredi et la dernière c’est samedi. Allez-y, vous m’en direz des nouvelles! (ici dessous, dans les commentaires, hein!)