L'album de Juliette - Rimes féminines

Juliette Noureddine – Tueuses

Parue sur l’album « Rimes féminines », 1996

 

Texte : Pierre Philippe
Musique : Juliette Noureddine


L’écouter

 

 

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Zigouiller, buter, estourbir,
Trucider, saigner, refroidir,
Descendre, occire, ratatiner,
Comme l’auraient fait les chères aînées

Faire que sa vie soit un roman
Dès le lycée prendre un amant
Et pour cela tuer père et mère
Comme l’aurait fait Violette Nozières

Jouer du missel et de la fesse
Et bousiller après confesse
Une demi-douzaine de connards
Comme l’aurait fait Marie Besnard

Être la chienne des océans
Ferrailler en prouvant céans
Que la flibuste n’a pas une ride
Comme l’aurait fait Miss Mary Read

Haïr les bourgeoises exsangues
Leur arracher les yeux, la langue
Pour que leur passe le goût du pain
Comme l’auraient fait les sœurs Papin

Rugir après avoir parlé
Délaisser Marx pour traiter les
Patrons à la kalachnikov
Comme l’aurait fait Ulrike Meinhof
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Se baigner à la lueur des cierges
Dans le sang de cent mille vierges
Pour ranimer son teint flétri
Comme l’aurait fait la Bathory

Chérir un pédé chimérique
Tenir en joue toute l’Amérique
Et crever, du plomb plein le cœur
Comme l ́aurait fait Bonnie Parker

Empoisonner la Cour de France
Et vomir sur un peuple en transes
Au-dessus des flammes liée,
Comme l’aurait fait la Brinvilliers

Puis toucher terre, le “moi” lourdingue
Sans surin ni fiole ni flingue
La télécommande en fusion
Zapper au final sacrilège
Devant l ́écran muet qui s’enneige
Toute palpitante d’illusions
Se remémorer tant d’histoires
Dresser d’urgence sa liste noire
Pour du crime être au rendez-vous

Mais s’endormir devant la tâche
L ́âme en fureur et la main lâche
Comme n’importe lequel d’entre vous[/su_column] [/su_row]

 

L’artiste

On ne présente plus Juliette. Ou bien si. Présentons-la, mais faisons-le avec grâce et élégance.

Gracieuse et élégante, l’artiste Juliette Noureddine l’est autant qu’une commode Louis XIV renfermant un pot de vaseline. La commode, ouvragée, toute en dorures, en chêne massif verni de frais, c’est le langage. Un langage soigné et précis que Juliette manie avec un art éclatant, comme nulle autre qu’elle sur la scène francophone. Aucunement gratuit, ni employé à la vulgaire séduction, son emploi du langage est avant tout une musique, une musique cinglante qui balaie l’auditoire de vérités si pleines et cohérentes qu’à l’entendre, on croirait les choses qu’elle raconte inventées par les mots qu’elle emploie à les décrire. Mettre à nu la chose avant le mot, l’humain avant le langage, et l’instinct avant la culture, c’est l’exploit que Juliette accomplit dans son écriture. 

La vaseline, quant à elle, soigneusement dissimulée dans les riches velours du meuble, c’est l’objet de sa fascination. L’accessoire sale, le bouton qui gratte, l’abcès qui suppure. Le défaut, la tare, la laideur.

Évoquer cette horreur de l’humain avec les plus beaux mots du dictionnaire, placés dans le plus bel ordre, chantés dans une si belle musique, c’est faire acte d’amour envers la créature imparfaite et infâme qui prend corps en chacun de nous.
Juliette, c’est ça.

 

La chanson

Parlons d’instinct. Dans « Tueuses », Juliette évoque des faits divers qui révèlent une part d’ombre parmi les plus mystérieuses et qui s’exprime souvent avec la plus imaginative des violences : celle assénée par les femmes.

Des femmes révoltées ou trahies, haineuses ou amoureuses, des femmes de tout temps et toutes, pourtant, si contemporaines. Mais « Tueuses » n’est pas un cours d’histoire. Ça parle de « faire comme » Violette Rozières ou comme les sœurs Papin. De rugir, cramer, haïr, ratatiner. De préparer le crime, et de se coucher repu après l’avoir mangé. Ce n’est pas un hommage, mais ça sonne comme un plaidoyer pour le droit à l’instinct de détestation qui surgit et qui, en une étincelle, met le feu aux poudres d’un destin, d’un désir, union sacrée avec une animalité dont la rythmique au piano et le crissement travaillé de la voix célèbrent ici non pas l’horreur, mais la validité. « N’importe lequel d’entre vous » est le vrai criminel. Les tueuses de Juliette, elles, sont chantées comme des héroïnes.

 

L’enfermement

Alors, comprendrons-nous qu’il peut être légitime de s’empoigner par la colère pour se jeter corps et biens dans la jouissance d’un accomplissement fielleux ? Je ne crois pas… La chanson parcourue ici n’incite pas au meurtre – loin s’en faut – mais implique la fascination qu’il exerce, ce crime sournois, presque indécent, qui jaillit d’une violence couvée par la peau douce et le ventre chaud des femmes.

Car enfermées entre les murs des valeurs maternantes imposées par leur sexe, les tueuses sont invariablement plus proches, dans l’inconscient collectif, de la folie que de l’humanité. La femme ne peut pas vouloir tuer, puisqu’elle donne naissance. Si elle le fait, si elle tue, c’est donc l’effet d’un revers, d’un basculement diabolique. Et la peur qui en découle est voisine de la rage, qui est voisine du désir, qui est voisin des tabous, qui sont voisins de l’horreur et de sa transgression.

C’est de cet enfermement-là que ma condition – toute féminine, aussi – rapproche ce beau texte. Et la verve de Juliette qui s’y exprime en grincements de dents, en roulements de langue et en raclements de gorge, souligne à juste titre qu’un démon a pris place dans l’ordre des choses – mais l’ordre dont on parle et qu’on institue est-il toujours celui qui existe ?

Voici une belle chanson qui caresse quelques vérités singulières propres au geste irréversible envers l’autre – et envers soi-même. Car si le crime ne paie pas, ne doutons pas qu’il coûte… plus cher à celles qui y perdent leur immanence?

 

Juliette-nourredine

Juliette Nourredine