Jeremy Bentham (1748-1832) est le père de la doctrine utilitariste, décrite par Jacques-Alain Miller comme « un délire de la raison »[1]. Pour l’utilitariste, rien ne peut être sans effet. Tout est cause et il s’agit de maîtriser les causes pour se rendre maître des effets, sur les hommes notamment. Cette doctrine vise à transformer l’homme pour le plus grand bien, si pas de tous, au moins du « plus grand nombre possible ».

Dans ce vaste projet d’amélioration de l’homme en vue de maximiser le bien-être collectif, le Panopticon décrit par Bentham tient une place centrale. 

« Le dispositif est un bâtiment. Le bâtiment est circulaire. Sur la circonférence, à chaque étage, les cellules. Au centre, la tour. Entre le centre et la circonférence, une zone intermédiaire. […] Depuis les loges de la tour centrale, on peut […] voir les cellules. Par contre, des volets interdisent de voir les loges depuis les cellules. »[2]

 On peut visualiser cette architecture dans la prison de Modelo, sur l’île de la Jeunesse à Cuba (où, pour la petite histoire, Fidel Castro fut emprisonné de 1953 à 1955).

 De leur tour centrale, les gardiens peuvent, à tout moment, embrasser du regard – érotique panoptique ! – chacun des prisonniers. Ceux-ci ne savent pas à quel moment ils sont observés : ils ne peuvent épier la surveillance, ils ne peuvent la contrôler. Comme le remarque J.-A. Miller, « si l’œil est caché, il me regarde, quand bien même il ne me voit pas. À se tapir dans l’ombre, l’œil intensifie tous ses pouvoirs »[3]. Un seul œil, donc, pour des centaines de détenus.

 De nombreuses prisons sont d’inspiration benthamienne – c’est le cas de la prison de Saint-Gilles, à Bruxelles : le centre ne peut directement voir dans les cellules – réparties sur chaque côté des ailes – mais observe les allées et venues des détenus dans les couloirs.

Prison de Saint-Gilles

Prison de Saint-Gilles, inséré dans le tissu urbain de Bruxelles

 Ainsi, le dispositif conçu par Bentham prescrit une distribution, une balistique du regard. Les murs le dirigent, lui indiquent le chemin, répartissent le visible (la population à contrôler) et l’invisible (celui qui regarde, l’œil solitaire, central). Rien, ni personne, n’est dissimilé, sinon le regard lui-même. La surveillance s’approprie le pouvoir de voir, le confisque à son profit et y soumet le reclus. Le but, en créant « un sentiment d’omniscience invisible » chez l’observé, est que le détenu apprenne à se comporter comme s’il était toujours sous surveillance. C’est le regard qui emprisonne.

 Mais le modèle panoptique ne se restreint pas à l’architecture carcérale. « Le prisonnier, le pauvre, le fou, l’élève, le malade, toute cette population à laquelle Bentham destine son invention, le pouvoir peut en disposer ; elle est offerte, livrée pieds et poings liés, à la rationalité, aux dispositifs »[4]. Le regard de Bentham pour tous !

 Et Jeremy Bentham de jubiler : « La morale réformée, la santé préservée, l’industrie revigorée, l’instruction diffusée, les charges publiques allégées, l’économie fortifiée […] tout cela par une simple idée architecturale. »[5]

 Aujourd’hui, le terme « panoptique » est souvent utilisé pour désigner notre société de surveillance généralisée. Mais s’agit-il encore de panoptisme aujourd’hui ? Rien n’est moins sûr…

 À suivre.


 

[1] J.-A. Miller, « Le despotisme de l’utile : la machine panoptique de Jeremy Bentham », Ornicar ?,05/1975, n°3, p. 8.
[2] Ibid., p. 5.
[3] Ibid., p. 5.
[4] Ibid., p. 7.
[5] Bentham Jeremy, Le Panoptique, (première édition anglaise en 1780), Mille et une nuits, trad. Christian Laval, 2002.