Les usages de la prison

J’ai déjà évoqué dans un ancien travail (“La prison est-elle un lieu-trauma ?“) les différents usages possibles de la prison, pour un délinquant ou un criminel. Au-delà de la question éthique que pose l’existence des prisons, j’y partais de ce que peuvent en dire, un par un, les détenus:

Si la prison met parfois à mal les liens à une famille, à un travail, à un logement, elle a surtout pour effet de faire consister un Autre particulier, celui de l’administration pénitentiaire. Toute demande, tout déplacement du détenu sont soumis aux circuits de l’Autre judiciaire. Pour les sujets hors-la-loi, la prison fait exister, consister d’autant plus la loi : procédures, billets de rapport, avocats, juges, tribunaux, etc.

Certains détenus vont se saisir des signifiants de la loi pour se représenter auprès de l’Autre et couler l’énigme de leur vie dans des signifiants juridiques. La jouissance est alors en quelque sorte traduite dans le système signifiant qu’est le code de loi.

À l’occasion, la prison peut occuper une fonction de bord. Les détenus repèrent souvent que la prison, lorsqu’une architecture subjective minimale ne tient pas, vient parfois faire arrêt à une jouissance sans limite. Certains parlent d’un engrenage sans fin : « J’ai commencé petit, des petits vols, des bêtises, puis des braquages de plus en plus violents, les sorties, la drogue, les règlements de compte… L’argent me brûlait les doigts, j’en voulais de plus en plus… Si la prison n’avait pas été là, je serais mort ». On remarque alors que certains détenus peuvent compléter leur première plainte « je suis mal parce que je suis en prison » d’un « mais à l’extérieur, c’est pire… »
Car si la prison est un lieu malade, elle n’en reste pas moins pour certains le seul lieu praticable.

Pour d’autres, au contraire, la prison polarise toutes les plaintes. La prison peut fonctionner comme principe explicatif de ce qui ne va pas, alors même que ce problème date depuis bien plus longtemps que l’entrée en prison. « C’est la prison qui m’a rendu violent », me dit l’un d’eux, incarcéré pour violence conjugale. La prison fonctionne alors comme voile du réel à l’œuvre.

Par ailleurs, la prison répond parfois à un impossible d’habiter ailleurs, de s’inscrire quelque part. Ce fait met encore plus en question le lien entre prison et trauma : pour certains détenus, la prison est le fond du trou alors que d’autres parviennent à y « faire leur trou ». Un détenu qui s’était arrangé pour retourner en prison disait récemment : « Quand j’ai été libéré, je suis sorti d’une petite prison pour entrer dans une grande prison ». La grande prison est pour lui plus effrayante que la petite où les murs le mettent à l’abri de l’illimité.

Mais il serait fâcheux que d’autres s’emparent de ces éléments pour en faire des arguments en faveur de la construction de nouvelles prisons. Si la prison présente des particularités dont un sujet peut faire un usage particulier, elle n’en constitue pas pour autant une solution tangible et pérenne aux problèmes de l’existence. Elle ne fait que pallier, temporairement, à une difficulté propre. Difficulté (ou impossibilité) qui, et c’est bien dommage, n’a pas pu trouver une piste de solution hors-les-murs. Le rapport INHES, qui s’est penché sur le cas particulier des criminels internés, le remarque également:

Il y a un retour sur la fonction de la prison-asile car la psychiatrie ne remplit plus son rôle. Le milieu carcéral n’est pas soignant en lui-même, ni adéquat à une prise en charge à plusieurs, c’est un lieu où, banalement, on peut y recevoir un traitement médicamenteux et, parfois, y être reçu en entretien individuel. C’est déjà ça !

Alors, qu’est-on en droit d’attendre de ces rencontres avec les délinquants ? 

Prison de Saint-Gilles - aquarelle par Ewam Lin (gardien de prison japonais, en visite à Bruxelles)

Prison de Saint-Gilles – aquarelle par Ewam Lin (gardien de prison japonais, en visite à Bruxelles)

 

La fonction du crime

Le rapport le dit en ces termes :

Il s’agit d’aider le détenu à cerner les contours de son acte, qui a fait parfois rupture avec ce qu’il est convenu d’appeler “une histoire”. Accueillir une demande d’aide psychiatrique en milieu carcéral est un enjeu éthique qui donne une chance au sujet de sérier ce qui brutalement fit énigme pour lui-même, juste avant l’acte inouï dont le détenu reconnaît avoir été l’auteur : non pas pour justifier l’acte commis, mais pour le référer tout au contraire aux coordonnées détaillées ayant présidé à la rencontre d’une énigme visant le sujet.

Je reprends cette question de « l’énigme visant le sujet ».

Le rapport rappelle à de nombreuses reprises que le criminel méconnaît les causes qui le déterminent. Lacan parle du cas Aimée en terme « d’obstacle de verre qui fait qu’elle ne peut jamais savoir que toutes ses persécutrices, elle les aime : elles ne sont que des images » (Note 1). Conformément au jeu grammatical qui permet à l’amour de se transformer en son contraire, la haine d’Aimée vise son idéal de féminité : « ces actrices, ces femmes libres, ces putains ». L’intensité de la passion haineuse est fonction de cette méconnaissance qui définit le Moi paranoïaque. Lacan inclut donc la pulsion de mort dans le narcissisme.

Pour les sœurs Papin, la structure est analogue. Elles ne donneront au juge aucun « motif compréhensible » (Note 2) car c’est leur détresse-même qu’elles détestent (p.398), c’est elles-mêmes qu’elles frappent (Note 3).                
Il s’ensuit que la dangerosité n’est pas liée à l’intensité de la pulsion, mais à la conviction délirante : la haine sera d’autant plus forte que le sujet est impuissant à la comprendre.

Edvard Munsh - La meurtrière

Edvard Munsh – La meurtrière

Plus tard, Lacan évoquera le crime comme paradigme de « l’acte suicidaire du narcissisme » : le sujet « ne peut sortir du cercle dans lequel il est enfermé que par quelque violences où, portant son coup contre ce qui lui apparaît comme le désordre, il se frappe lui-même par voie de contrecoup social » (Note 4).

Dans ce paradigme, le lien à la victime ne compte pas : c’est la maladie elle-même qui est visée. Et elle est visée soit sur le mode du criminel du Moi (lorsque ce dernier fait prévaloir son bon droit et témoigne après son acte du soulagement héroïque du justicier) ; soit sur le mode schizophrénique, immotivé, qui défie toute identification sociale reconnue.

On peut aussi évoquer les formes nouvelles de criminalité : Serial-Killer (lire par exemple mon article La fonction du crime chez un Serial Killer: le cas Harvey), mass murderer, meurtres en live sur internet ou crimes annoncés sur les blogs, et peut-être même le djihadisme… Ces nouvelles forment de criminalité se présentent à lire comme des variantes actuelles de la pulsion de mort : ces criminels en sont souvent eux-mêmes la cible, car l’issue suicidaire est fréquente. Au point que c’est à l’occasion l’humanité toute entière qui est visée par ces criminels de notre temps. S’ils se présentent parfois comme des crimes racistes, on en vient à penser que, après tout, c’est de toute l’humanité comme race dont ces sujets visent à se séparer de manière radicale. Ce qui suit la définition du racisme pour Lacan : une « intolérance à l’égard de là jouissance de l’Autre », homologue à celle du Kakon (le concept de Guirraud): « la chose mauvaise à extraire du monde ». « Deux putains de mecs contre le reste de l’humanité », se nommaient les tueurs de Colombine, ce qui indiquait, avant même leur crime, leur exclusion de l’humanité.

C’est une doctrine lacanienne de l’acte et du passage à l’acte criminel. Nul état d’âme (colère, jalousie, etc.) n’éclaire le surgissement de ce type extrême de violence, il n’y a rien à aller chercher “derrière” l’acte criminel, en terme de motivation ou d’explication compréhensible par le sens commun. Le passage à l’acte est plutôt rejet de l’inconscient. On peut le saisir à partir de la commande d’extraction de l’objet a, c’est-à-dire un résidu de jouissance impossible à supporter, localisé dans l’Autre à l’occasion. On est donc dans une situation de destitution subjective corrélative de l’engluement dans l’objet, constitutive donc “l’énigme qui frappe le sujet”.

L’assomption subjective

J’en viens maintenant à la question de l’assomption subjective ou logique, expression qui me laisse perplexe depuis longtemps (trouver références dans Lacan/Miller).

J’en ai retrouvé plusieurs occurrences dans le rapport INHES:

La sanction peut provoquer après-coup une assomption de l’acte et un regret de celui-ci ; la plupart des sujets rencontrés la trouvant justifiée. Il est vrai que cette assomption ne s’est pas faite sans aide psychiatrique : soins, dialogue, suivi psychologique. 

Un sujet qui ne peut répondre de son acte au moment même où il est exécuté peut en saisir la logique par après.

La prise en charge psychiatrique orientée par la psychanalyse peut restituer au malade le sens aliéné de son acte.

Et deux citation de Lacan :

« Freud définit la psychanalyse comme l’assomption de la part du sujet de sa propre histoire, dans la mesure où elle est constituée par la parole adressée à un autre. »
-Jacques Lacan : « Il ne peut pas y avoir de crise de la psychanalyse » | Le Magazine Littéraire.

« Et Seule la psychanalyse, pour ce qu’elle sait comment tourner les résistances du moi, est capable dans ces cas de dégager la vérité de l’acte, en y engageant la responsabilité du criminel par une assomption logique. »
-Jacques Lacan : “Intervention du 29 mai 1950 lors de la discussion des rapports théorique et clinique à la 13ème conférence des psychanalystes de langue française”

Un petit détour vers les définitions et l’étymologie du terme « assomption » m’a semblé nécessaire :

1. Religion : Élévation de l’esprit

A.− Assomption de la Vierge Marie. Croyance chrétienne, proclamée dogme de la religion catholique depuis le 1er novembre 1950, suivant laquelle la Vierge Marie a été enlevée corps et âme au ciel ; fête célébrée en cet honneur le 15 août selon une très ancienne tradition. 

B.− P. ext. Toute forme d’élévation ou d’ascension de l’esprit ou de l’âme qui assume et transfigure la réalité, les valeurs.

Exemple : “Ce mariage fut, pour la jeune paysanne, comme une assomption. La belle Adeline passa sans transition des boues de son village dans le paradis de la cour impériale.” Balzac, La Cousine Bette, 1846, p. 22.

2. Logique :

Chez les stoïciens. Proposition fondamentale, considérée comme universellement accordée d’avance.

« Acte d’assumer, au sens de faire sienne, une proposition, principalement à titre d’hypothèse servant de départ à une opération déductive ; p. ext., la proposition assumée ou admise (Foulq.-St-Jean 1962) »

Exemple : « Cette pensée réfléchie caractéristique de l’adolescent prend naissance dès 11-12 ans, à partir du moment où le sujet devient capable de raisonner de manière hypothético-déductive, c’est-à-dire sur de simples assomptions sans relation nécessaire avec la réalité. J. Piaget, Psychol. de l’intelligence, p. 177 (Foulq.-St-Jean 1962). »               

3. Philosophie :

Acte d’assumer, de prendre à son compte avec toutes ses implications. « Assomption d’un risque ».

Philosophie existentialiste : Acceptation lucide de ce que l’on est, de ce que l’on désire, etc. ; acte de la liberté en tant qu’elle assume lucidement la nécessité, la finitude, etc.

Exemple : « Mon arrachement à autrui, c’est-à-dire mon Moi-même, est par structure essentielle assomption comme mien de ce moi qu’autrui refuse. » – Sartre, L’Être et le Néant, 1943,
p. 345. 

Le criminel et son acte

Après ce détour, retour au rapport INHES et à la psychanalyse :

« Si la psychanalyse irréalise le crime, elle ne déshumanise pas le criminel » : Cette phrase de Lacan signifie que la psychanalyse restitue les coordonnées d’irréalité du crime, c’est-à-dire son lien à la structure symbolique qui s’est éventuellement déchirée à un moment pour un sujet. Mettant l’accent sur le lien du sujet à l’Autre, elle n’abolit pas le sujet, elle lui restitue tout au contraire sa responsabilité, au sens de « réponse » qu’il a donnée à son impulsion par exemple (« La punition éventuelle doit être évaluée par rapport au consentement du sujet à son impulsion »).

Dans les textes psychanalytiques, j’ai trouvé également les expressions « Assomption de sa parole » et « Assomption de la castration et de sa division ».              
Évidemment, on ne peut parler dans les cas de psychose de division subjective, mais pour autant, pourquoi ne pourrait-on pas parler, à la place, de la nécessité d’une certaine séparation ? Posons donc l’équivalence Assomption = Séparation (en s’appuyant sur la définition philosophique qui lie assomption et « arrachement à Autrui »). La question se pose alors de savoir quelle marge de manœuvre avait le sujet vis-à-vis de son impulsion, lui a-t-il été possible de s’en séparer, de ne pas y consentir ? Et si non, comment lui restituer cette possibilité de séparation d’avec lui-même, d’avec sa part d’insupportable ? Ou, pour le dire autrement, quelle était sa marge de manœuvre en terme de séparation d’avec ce qui fait qu’il est directement objet de la volonté de l’Autre ? Bref, de séparation d’avec son être d’objet qu’il a essayé d’extraire en l’Autre ?        

À la page 111 du rapport, nous lisons que l’entretien avec un certain sujet coupable d’infanticide vise à

« la confronter à l’impossibilité pour elle de faire communiquer, à un moment de son existence, l’état physique de la grossesse avec un désir assumé en son nom ».

Quelquefois, il ne s’agit pas de restituer au sujet le tout de la logique qui a présidé à l’acte. Parfois même, c’est impossible : il y a un trou dans l’explication et la compréhension. Le psychanalyste peut indiquer ce trou au sujet criminel, pour qu’il puisse repérer à l’avenir le contexte qui peut le conduire à n’avoir plus d’autre recours que le passage à l’acte. Ainsi, « la psychanalyse ne vise pas la transparence du criminel et de son acte, mais soutient “qu’il y a quelque chose d’insondable”. 

Donc, on peut repérer deux indications présidant à l’accès à une certaine assomption subjective :                      
1. Irréaliser le crime : accent sur les données signifiantes, du côté du collage et de la séparation ;                 
2. Reconnaître avec le sujet l’impossible, la contingence dans le calcul, plutôt que de vouloir le résorber.           

Logique signifiante et insondable, donc. Cela raisonne pour nous avec “l’insondable décision de l’être”, paradoxalement considéré comme le lieu ultime de la responsabilité du sujet. Car, comme disait Lacan dans sa Question préliminaire, “de sa position de sujet, on est toujours responsable”.                

Notes:

1) Thèse de J.Lacan, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, p.397.

2) Lacan, Écrits, p.390.

3) Lacan, Écrits, p.253.

4) Lacan, Propos sur la causalité psychique, p.172.