Voici le texte de mon intervention au meeting organisé par le Collectif des praticiens de la paroles, à Bruxelles.
KCE – Soins de santé en prison
J’ai donc lu le récent rapport du Centre fédéral d’Expertise des Soins de santé (KCE) qui a visé à faire le point sur l’organisation actuelle des soins pénitentiaires et à formuler des propositions de réforme. Son titre : « Soins de santé dans les prisons belges : situation actuelle et scénarios pour le futur ».
Les principes du soin en prison :
Les soins de santé en prison sont actuellement à la charge du ministère de la Justice. Le rapport du KCE expose l’état catastrophique des soins de santé en prison. La Belgique a été condamnée plusieurs fois par le Comité européen pour la Prévention de la Torture, pour ne pas avoir garanti le principe d’équivalence des soins par rapport à ceux prodigués dans la société, la continuité des soins (lors du passage intérieur et extérieur de la prison par exemple), ni l’indépendance des prestataires de soins. Ces principes – équivalence des soins, continuité et indépendance – figurent dans la loi de principe de 2005, qui n’est à ce jour pas encore entièrement entrée en vigueur.
État de la santé en prison :
Les détenus sont en plus mauvaise santé que la population générale, à cause d’un manque d’accès aux soins de santé avant la prison et à cause des pathologies dues à la prison elle-même.
Le rapport note un plus grand nombre de consultations médicales : 24 consultations par an et par détenu contre 3 pour le citoyen lambda. Il y a une surprescription de médicaments, et la majorité de ces médicaments se révèlent être des psychotropes. Lorsqu’on parle de problèmes de santé en prison, on parle donc surtout de problèmes de santé mentale.
Avec ce chiffre en point d’orgue : 8 fois plus de suicides en prison que dans la population générale.
Malgré cette forte demande médicale, le rapport du KCE pointe un grave manque de ressources financières et humaines : un manque d’équipements modernes, un manque de formations spécifiques sur le soin en prison, et un manque de coordination entre les différents niveaux de pouvoir dont les compétences sont déjà fragmentées.
Le rapport du KCE va donc nous proposer des scénarios d’amélioration ! Sa clef de voûte (et aussi sa raison d’être, la raison pour laquelle il a été demandé) : le passage des soins de santé en prison du ministère de la Justice à celui de la santé publique.
Alors, va-t-on se réjouir que les soins des prisonniers passent de Koen Geens à Maggie de Block ?
La préface dudit rapport affirme d’emblée :
« Ne mâchons pas nos mots : que nous considérions la prison comme un dispositif d’enfermement et de pénitence, un moyen de protéger la société contre de dangereux criminels, ou un lieu servant à préparer activement leur réinsertion dans la société, ses résidents sont et restent des êtres humains. »
Ouf !
Soyons donc rassurés : la visée de ce rapport est une humanisation, et il s’inscrit ainsi dans le thème de notre meeting. La suite vaut tout autant son pesant de cacahuètes :
« Et si l’on peut les priver de leurs droits civils, d’autres droits demeurent, fondamentaux et universels. Notamment le droit aux soins de santé – à moins que l’on ne décide d’en revenir à la peine de mort, ce qui évacue évidemment la question de manière tout à fait radicale. Mais ce n’est pas le cas en Belgique. »
À devoir se priver de cette solution toute trouvée, le KCE nous propose donc des scénarios alternatifs.
J’en retiens trois principaux.
Le premier : l’augmentation du nombre de prestataires de soins en prison. Malgré le grand nombre de consultations et la consommation affolante de psychotropes, l’offre de soin est largement inférieure à la demande, alors qu’un grand nombre de détenus sont réticents à consulter en prison. Indiquons que parmi les prescriptions de médicaments en prison, 34% sont des anxiolytiques, 25% des antidépresseurs et 21% des antipsychotiques, le rapport rappelant que cette surprescription est due notamment au fait que les soignants ne disposent pas d’un temps suffisant pour les interventions non pharmacologiques. On devine immédiatement le problème : l’augmentation du nombre de prestataires entraînera une large augmentation du coût des soins de santé de l’ordre de 20 à 40% du budget, et sans doute davantage. Augmentation des coûts, donc. C’est Maggie qui va être contente… On conclut derechef que la proposition la plus intéressante est aussi celle qui semble la moins réalisable.
Second scénario : le renforcement du SSSP central (actuellement au sein du SPF Justice) qui aura pour but de veiller à la réforme et « disséminera » et veillera au recours systématique de guidelines cliniques et organisationnelles, dans le but d’utiliser des techniques scientifiquement validées.
Le troisième scénario porte sur l’organisation des soins en elle-même. Chaque personne qui arrive en prison devrait bénéficier d’un entretien médical approfondi pour inventorier ses « besoins de santé » : ses problèmes physiques, psychiques et sociaux. Un plan de soins individuel serait alors élaboré et servirait de base pour le suivi du détenu par une équipe pluridisciplinaire – les « agents de santé ». Il s’agirait des soins dits « de 1re ligne ». Une « deuxième ligne de soins », par exemple pour rencontrer un spécialiste, ferait appel à des hôpitaux. Les problèmes de Santé mentale seront distribués selon la même ligne de répartition : 1re ligne pour les problèmes légers à modérés, et seconde ligne pour les problèmes mentaux graves (au sein de Centre de Psychiatrie Légale). Le rapport note tout de même la difficulté de différencier, dans le domaine des troubles mentaux, ce qui est léger, modéré ou grave.
Je formulerai deux critiques relativement à ces deux derniers points : la réduction au médical, d’abord ; la réduction scientiste ensuite.
- La réduction au médical
On le voit : ce rapport induit l’inclusion des problématiques psychosociales dans le médical. Bien que ce rapport constate l’humanité des détenus, on en vient donc à se demander comment ses rédacteurs conçoivent l’humain ?
Le problème, à vrai dire, n’est pas la médecine en tant que telle, car il existe une ligne de démarcation entre deux approches de la médecine : pour la première, la science médicale a réponse à tout, réduisant à l’organisme tout dramatisme de la vie humaine ; alors que la seconde considère que les malaises de l’homme ne peuvent pas tous être réduits à une explication mécaniciste, qu’une molécule n’a pas seulement un effet sur le patient, mais que le patient lui-même peut avoir son rôle dans l’efficacité de la molécule. Les médecins qui ne sont pas des scientistes savent qu’une part de l’humain échappe à l’architecture de l’organisme (comme disait un psychiatre interviewé cette semaine : « La pensée n’est pas une sécrétion du cerveau, comme l’urine une sécrétion du foie »).
Dans tous les cas, le « silence des organes », définition classique de la bonne santé physique, n’est pas au même niveau que le silence d’une personne. Pour le dire de manière raccourcie, prescrire un anxiolytique, un antidépresseur, un antipsychotique sans parler avec le patient, c’est passer à côté de la question de la cause : à quoi est due l’anxiété, dans quel contexte est survenue la dépression, à quoi répond la survenue d’une symptomatologie psychotique ? Sont-elles liées à un état particulier du cerveau ou sont-elles liées à une difficulté de vie particulière, des histoires parfois terribles qui ont mené à une rupture ?
- La réduction scientiste
Quant à la manière d’aborder les problématiques dites mentales, le code génétique du KCE s’exprime ici pleinement : EBM, guidelines cliniques, approches scientifiquement approuvées… Contrairement à d’autres rapports du KCE, la question n’est nullement, dans ce cas, de comparer les différentes approches en pathologies mentales ; ses rédacteurs sont déjà un pas plus loin : seules les techniques scientifiquement approuvées auront droit de cité. C’est donc un pas de plus vers la non-prise en compte de la clinique – en fait, elle n’existe déjà plus… Seuls existent leurs propres recherches et leurs chiffres : ce qu’ils ne peuvent étudier avec leurs méthodes n’a pas de consistance réelle.
Pourtant, que nos pratiques n’aient pas d’études scientifiquement prouvées à leur actif ne révèle en rien un manque à combler. C’est plutôt que le réel du sujet, ce qui fait le fond de sa souffrance, n’est pas mesurable et n’est pas expérimentable. Ce qui est évacué, c’est ce qui fait le drame de chaque parcours singulier, l’impossible à supporter, une forme particulière de désinsertion sociale, la difficulté de trouver une place dans la société ailleurs qu’en prison. Et puis, qu’est-ce que la science a à nous livrer quant aux questions éthiques auxquelles nous sommes inlassablement confrontés ?
En deux mots comme en cent : de notre clinique, nos experts n’ont que faire. Chemin faisant, ce n’est pas seulement notre métier qui est nié, mais aussi – et surtout – ce qui fonde l’humain, à savoir : le langage, parce que tout être humain est inclus dans une trame symbolique qui fait son histoire et sa réalité sociale ; la parole, parce que dans cette architecture, il a à trouver une place ; le lien social, parce que c’est via l’Autre qu’il se fonde ; et puis cette satisfaction si paradoxale – que nous appelons jouissance – dont il a à se débrouiller, qu’il soit plus ou moins outillé.
C’est toute cette complexité que les experts-scénaristes du KCE évacuent. Sous couvert d’idéaux humanistes, la pièce qu’ils nous servent, en fin de compte, est franchement mauvaise. Il faudra leur rappeler que tous les acteurs ne sont pourtant pas aussi dociles qu’ils seraient tentés de le croire…
Je vous remercie.
J’ai travaillé durant 12 ans comme psychologue dans un service d’aide aux détenus (prisons bruxelloises de Forest, Saint-Gilles et Berckendael), aux ex-détenus (libération sous conditions, bracelet électronique, congés pénitentiaires, etc.) et à leurs proches.
J’ai créé ce blog pour rendre compte de ce que j’ai appris de ma rencontre avec les prisonniers.