Le texte qui suit provient d’un projet de lectures croisées du film “Un prophète” de Jacques Audiard. Le groupe de travail « pratiques cliniques avec les justiciables » (au sein de la Ligue Bruxelloise Francophone de Santé Mentale) s’est en effet proposé de réaliser trois analyses différentes de ce film très riche : sociologique, ethno-psychiatrique et psychanalytique (et donc celle-ci était pour moi!).
J’ai écris ce texte à partir d’une surprise, lorsque j’ai vérifié si le film qu’on m’avait transmis avait été encodé correctement du début à la fin… Quels changements de posture pour le héros, il prend vraiment une autre dimension! Ces changements rejoignent d’ailleurs les questionnements du réalisateur : “Comment se constitue une personnalité ?” En partant du concept de personnalité dans son rapport aux autre et comme corps, j’ai voulu faire une lecture clinique du film : que peut-il nous apprendre sur le criminel, son acte et le rôle de la prison dans son histoire?
Pour lire les différentes analyses du film, rendez-vous sur ce site ->ICI, et ci-dessous vous retrouverez mon travail. Bonne lecture!
« Le principe initial était de présenter un personnage dans son dénuement le plus grand et de se donner la possibilité de voir se constituer la personnalité du héros » (Jacques Audiard)
Comment Malik se construit-il, tout au long du film, une personnalité ? Cette métamorphose est visible dans la posture même du personnage principal : il suffit de passer rapidement du début à la fin du film pour constater que Malik a acquis de l’assurance, sa façon de se tenir et de marcher ont pris consistance. La question de la constitution de la personnalité du héros rejoint donc celle de la création d’un corps, mais aussi celle de son inscription dans un lien social. On peut se demander, dans un premier temps, ce qu’il en est de ce dénuement premier dont parle Audiard et des évènements qui, à partir de là, ont scandé le changement de Malik.
Le dénuement : « J’sais pas… »
À son arrivée en prison, Malik est un détenu d’apparence plus frêle, plus fragile que les autres. Sans-abri et analphabète, sans parents et sans amis, il semble avoir bien peu de ressources dans la vie. C’est un sujet sans défense qui entre en prison. Dès le début, on est étonné par ses difficultés à répondre à des questions administratives qui semblent pourtant simples. Elles recouvrent, il est vrai, des questions identitaires : quelles est sa religion, veut-il assister à la prière, a-t-il un régime alimentaire particulier ? Manifestement, Malik ne s’est jamais posé ces questions par lui-même. Il est dépourvu lorsqu’elles lui viennent de l’autre. Il ne peut non plus répondre à la question de sa langue maternelle. Quelle langue a-t-il parlé en premier, le français ou l’arabe ? « J’sais pas, les deux… ». Le choix scénaristique de ne pas évoquer l’histoire de Malik confirme cette impression de vide. Lassé des non-réponses de Malik, un gardien lui lance « et qu’est-ce que tu sais faire, à part agresser les policiers à l’arme blanche ? » C’est la seule chose que ce gardien sait de lui, et même là Malik se défausse : « j’ai rien fait du tout !… ». On sent lors de cet entretien l’embarras croissant de l’agent face à cet individu indéfinissable, qui ne répond de rien.
De la même manière, Malik semble dépourvu lorsque son ami « le Gitan » lui demande « tu feras quoi toi dehors ? ». Malik ne s’est pas projeté dans l’avenir, il ne sait dire ce qu’il veut. Pour pouvoir répondre à ce genre de questions, il faut la boussole d’un désir constitué. La psychanalyse nous apprend que ce désir prend naissance d’un manque du côté du sujet, qui le pousse à retrouver ce qui lui manque « dans le registre de la réalité symbolique, à savoir dans tout ce qui fait la trame de l’existence sociale, culturelle, politique, professionnelle, artistique, etc. ». Les différents choix d’un sujet sont autant de manières singulières de s’inscrire dans le lien social en créant un trajet singulier, une histoire. A contrario, Malik semble fondamentalement sans histoire et sans désir.
Alors, quelles solutions Malik a-t-il à sa disposition face à ce vide ? Quelle réponse peut-il apporter à cette question portant sur son désir ?
De la relation imaginaire au passage à l’acte
Au Gitan qui lui demande ce qu’il veut faire à sa sortie, Malik répond « et toi ? ». Dans l’impossibilité pour lui de s’appuyer sur un « je » (veux, souhaite, espère), il s’appuie sur l’autre, en miroir. De la même manière, lorsqu’il se trouve en contact avec le clan corse, le film nous montre Malik dans sa cellule imiter leur phrasé, leurs postures. Il va même apprendre le corse. Pourquoi Malik a-t-il appris cette langue ? Les espionne-t-il ?, lui demande le chef corse César Luciani. Non, Malik ne les espionne pas et, même s’il ne peut s’en expliquer, on se rend compte que l’imitation de l’autre est constitutive de sa personnalité. Un sujet en manque de repères symboliques peut ainsi trouver appui sur l’image de l’autre.
Cette relation de mimétisme est nommée par Lacan « relation imaginaire » car elle se base sur une identification à l’autre en miroir. Le stade du miroir est pour Lacan le moment fondateur du narcissisme comme image du corps propre. La relation imaginaire est le champ de l’imitation, du transitivisme (ressentir ce que l’autre peut ressentir). Mais, là où les places sont interchangeables, peut surgir aussi l’agressivité. Si l’autre est comme moi, veut les mêmes choses que moi et peut prendre ma place, la logique est alors du type « c’est l’autre ou moi ». Non pacifiée par une instance tierce, symbolique (le parent, le professeur, le juge, etc.), la relation reste duelle. Cette tension inhérente à la relation imaginaire est décrite par Lacan comme « intéressant le sujet dans le champs d’agression érotisée qu’il induit ». Le passage à l’acte peut donc s’inscrire à l’horizon de la relation imaginaire, comme agression de l’autre trop semblable avec lequel le sujet se trouve en rivalité.
Dans le film, comment se déroule le passage à l’acte inaugural ? Le chef du clan corse César Luciani a choisi Malik pour tuer un autre détenu sur le point de témoigner, Reyeb. Pour Malik, c’est un choix forcé : tuer l’autre ou mourir soi-même. Les jours qui suivent le meurtre, ce moment terrible reviendra en rêve à Malik, dans une scénarisation sombre et lumineuse symbolisant ce corps-à-corps où on ne sait plus très bien s’il s’agit d’une agression ou d’un acte sexuel. Cet acte de supprimer l’autre, dont les Corses lui ont transmis le savoir-faire, va par la suite s’automatiser : chaque fois que Malik se retrouvera face à un autre dans cette relation duelle, il supprimera cet alter ego pour prendre sa place. Notamment, Malik prendra la place de Vettori, bras droit de César Luciani, en l’abandonnant sans défense à un rival italien. Il prendra également la place de Hassan, chef du clan arabe, avant d’obtenir celle de César lui-même au sein de la prison ! A la toute fin du film, Malik s’en va avec la femme et la fille de son ami Riyad décédé, non pas suite à un passage à l’acte mais à cause d’un cancer. L’ascension sociale de Malik suit donc cette logique de prise de la place de l’autre.
Cette dimension de passage à l’acte pose la question de la culpabilité. À ce propos, Jacques Audiard explique qu’il a introduit dans le récit le retour de Reyeb « d’une manière onirique » afin de donner une idée de la culpabilité de Malik, de donner une idée de son intériorité. Pourtant, ces apparitions donnent plutôt l’idée d’une « extériorité » que Malik voit et qui s’adresse à lui. Il nous semble que rien n’indique une culpabilité du côté de Malik d’avoir commis cet acte. Ce retour de la victime sous une forme hallucinatoire, loin d’être cause de souffrance pour lui, semble être importante pour Malik, et il s’assure régulièrement de sa présence (« tu es là ? »). Avant sa mort, Reyeb lui avait déjà dit « tu peux apprendre à lire, c’est pas trop tard. Il y a une école à la prison. Tu peux apprendre ici. L’idée, c’est de sortir un petit peu moins con qu’on est entré ». Injonction à laquelle Malik va se conformer avec beaucoup de rigueur en suivant avec assiduité les cours à la prison.
« You gotta serve somebody »
Après sa mort, Reyeb continue à s’adresser à lui et Malik décide de se laisser enseigner par ses hallucinations. L’apparition lui apprend à observer le fonctionnement des choses afin de pouvoir prévoir ce que l’autre va faire. Dans sa cellule, Reyeb parvient à prédire ce qui va se passer dans la cour : un tel va aller d’un côté, un autre va marquer un panier. Remarquons que c’est le sens commun du terme « prophète » : celui qui peut prédire, par une inspiration, les événements qui vont se passer. Et c’est la prédiction de l’accident avec un chevreuil qui va valoir à Malik cette qualification par Brahim Latrache « T’es quoi toi ? T’es un prophète ou quoi ? ». Mais l’étymologie nous apprend le sens premier de ce mot : phémi signifie « parler » et pro « au nom de ». Au fond, « prophète » désigne donc moins le prédicteur que le prédicateur. C’est la place de l’interprète de la parole divine, la place du porte-parole. Cela nous ramène à ce que dit Reyeb, dans un second temps du film, en rappelant les premiers versets coraniques révélés au prophète Mahomet : « Récite, Mahomet ! Récite au nom de dieu. Il a créé les hommes à partir du néant. Récite ce que ton dieu t’a enseigné par Ses écritures ».
A propos du titre, Jacques Audiard nous explique qu’il ne lui convenait pas, « mais je n’en ai pas trouvé d’autre, ni de meilleur… pour moi, il relève de l’ironie, du sobriquet qu’on donne, comme ça, à un type ». Le réalisateur aurait préféré trouver une équivalence à la chanson de Bob Dylan « You gotta serve somebody » : « j’aimais le fatalisme et la dimension morale de ce titre ». Le sens premier du terme « prophète », comme porte-parole, rejoint la dimension morale de la chanson de Dylan : le « Récite ! » agit comme guide de vie pour Malik. Cette injonction lui enseigne de toujours se mettre au service d’un autre, de porter sa parole. Et de pouvoir se servir de ce qu’il en apprend.
Un sujet hors-discours qui se construit un corps
Si pour la psychanalyse un discours est défini comme ce qui organise un lien social, le personnage de Malik est fondamentalement hors-discours : sans abri et analphabète, il ne s’aliène à aucune opinion, aucun groupe, aucune religion, aucun clan. Il ne s’y cantonne pas et en cela il est libre. Comme le dit Audiard, « Malik est un voyou qui déteste les voyous, il les trouve infréquentables, bêtes et dangereux. Il a un regard très critique. Il ne supporte pas les signes extérieurs de voyoucratie. Il utilise [juste] des outils qu’il apprend à manier ». C’est d’être hors-discours qui lui permet de se balader avec autant de souplesse entre les discours et qui le rend tellement insaisissable pour l’Autre, passant d’un clan à l’autre, d’une langue à l’autre, du français au corse et du corse à l’arabe. Mais Malik se met surtout au service de quelqu’un, ce qui lui permet de faire des ponts entres les groupes, en transcendant les clans (possédant chacun ses règles, comportements et hiérarchies pré-définies).
Pour revenir à notre question de départ, comment se construit-il un corps ? C’est d’abord en imitant, en faisant comme l’autre. C’est ensuite en se mettant au service d’un Maître qui lui apprendra quoi faire de son corps. Après lui avoir appris à tuer, César lui donne en effet cette mission : « tu seras mes yeux et mes oreilles » ! Malik deviendra son homme de main, pour ensuite devenir son bras droit. Et de finalement prendre sa place, après la période métaphorique des « 40 jours et 40 nuits » passés au cachot. Remarquons que dans la Bible, c’est le temps du façonnage du cœur par Dieu pour faire, notamment de Jésus, un bon disciple. Cette période symbolise l’achèvement de la maturité. Le fantôme de Reyeb n’apparaîtra d’ailleurs plus à l’appel de Malik : celui-ci est devenu le traître qu’il avait assassiné.
Jacques Audiard nous apprend que la construction d’un corps et d’un lien social se font dans le même mouvement. A partir de la répétition de l’assassinat inaugural, Malik crée de toute pièce un lien social, certes criminel, mais qui pallie à son absence d’identité et d’histoire. Dans une société moderne marquée par un bouleversement des repères signifiants (travail, religion, famille, nations, etc.), le réalisateur nous prophétise « l’émergence d’un nouveau prototype de criminel », qui ne se laisse réduire à aucune catégorie.
Bibliographie
Vous trouverez quelques interview très intéressantes de Jacques Audiard en vidéo (sur youtube ici et ici) et par écrit (sur cineuropa, citylocalnews et allocine). Les paroles de la chansons de Bob Dylan “You gotta serve somebody” avec la traduction. Un site sur la Bible, qui m’a beaucoup appris sur le concept de « prophète ».
Et les sources psychanalytiques : Lacan J. (1966a). Le stade du miroir comme formateur de la fonction du je. Dans Écrits, Paris, Seuil, pp. 92-99 ; Lacan J. (1966b). D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose. Dans Écrits, Paris, Seuil, p. 577 ; Zenoni A. (2008). Le transfert dans la psychose. Inédit.
J’ai travaillé durant 12 ans comme psychologue dans un service d’aide aux détenus (prisons bruxelloises de Forest, Saint-Gilles et Berckendael), aux ex-détenus (libération sous conditions, bracelet électronique, congés pénitentiaires, etc.) et à leurs proches.
J’ai créé ce blog pour rendre compte de ce que j’ai appris de ma rencontre avec les prisonniers.
Bonjour,
Merci pour cette analyse fine et orientée du film d’Audiard. Je dirais que le “crime” y est envisagé comme ayant quelque chose à nous dire du sujet-personnage Malik – qui, en le produisant, se “constitue” (corporellement) comme en étant en quelque sorte le “produit” : “le porte-acte” et le “porte-organe” (yeux, oreilles). Le commentaire met aussi l’accent sur la dimension fascinante parce-qu’universelle et “initiatique” du film : le “crime” est un Autre-social auprès duquel Malik se creuse une place par branchements successifs.
Du côté de la critique du film, il me semble que ça vient à clocher un peu au moment de la fin, où Malik devient en quelque sorte le ” porte-parole” du “crime”, marchant avec femme et enfant suivi par de nombreux 4×4. Ce moment où il sort de l’”université du crime” avec “famille à la clé” m’apparaît être un peu pathétique (sans doute parce-que pas assez tragique à mon goût où un peu tiré par les cheveux) mais le film n’en reste pas moins assez bon.
Au plaisir de te lire.
Merci pour ton commentaire, @benjamin !
Intéressante tes expressions “porte-acte”, “porte-organe” et “porte-voix”, d’autant qu’effectivement, en prison il est beaucoup question de portes!
lumineuse lecture! Merci!
Merci beaucoup. 🙂